Les guerres oubliées

Le concept de guerre, qui plus est inter-étatique s’est effacé depuis l’avènement du capitalisme à l’échelle mondiale, suivant la théorie du “doux commerce” de Montesquieu. Mais depuis février 2022, en raison du conflit en Ukraine, et de plus belle en octobre dernier avec la recrudescence du conflit Israélo-palestinien, la guerre et les conflits monopolisent l’espace médiatique international. Cela entraîne le déploiement d’aides militaires, économiques et humanitaires importantes de la part des acteurs internationaux. Le retour de la guerre dans le monde était alors à la bouche des journaux aux quatre coins du globe. Mais la guerre comme “poursuite de la politique par d’autres moyens” selon K.V. Clausewitz n’a jamais cessé d’exister malgré le “plus jamais ça” de 1945 et la mondialisation à partir de 1970. Vous l’aurez compris, la Tribune s’intéresse aujourd’hui à ces guerres moins médiatisées et ne bénéficiant pas non plus de la même aide internationale. 

Les peuples oubliés

Certains peuples brandissent le noble « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » ou plus simplement, le droit d’exister. On parlera des peuples réduits au silence, bafoués de manière violente pour beaucoup. On parlera des peuples qui subissent des frontières arbitraires, des épidémies meurtrières, des politiques répressives ou des conflits armés.

Le conflit au Yémen a dû atteindre une situation critique pour que le monde en parle. Le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a même déclaré que le Yémen ne devait pas être éclipsé par la crise ukrainienne. Dans une actualité focalisée sur l’événement, comment est-il possible que le monde passe à côté de nombreuses injustices pourtant meurtrières et injustes ?

L’attention médiatique est changeante, mais la lutte continue même si elle ne se passe pas sous les projecteurs des occidentaux. Les violences perpétuées (nettoyage ethnique, assimilation forcée) à des peuples sont souvent dues à une volonté d’homogénéisation du peuple de la part des états nations. Ces pratiques n’étant pas acceptées par notre moral, les pays ayant recours à ces violences ont tout intérêt à réduire leur pratique au silence.

Dans un pays d’importance diplomatique, la répression d’un peuple par son gouvernement est généralement dénoncée et résolue. Cependant, tout le monde a entendu parler du peuple musulman ouïghour maltraité par la République Populaire de Chine, mais les actes, même si dénoncés, se perpétuent. Cela s’explique par la puissance que ce pays exerce sur ses habitants. En effet, l’Empire du Milieu a tenté le jeudi 23 mars 2023, d’empêcher un militant ouïghour, Dolkun Isa, de s’exprimer devant le Conseil des droits de l’homme de l’ONU alors qu’il portait de graves accusations d’atteinte aux droits humains contre Pékin. Cet exemple parmi tant d’autres explique pourquoi les combats de certains peuples sont oubliés de par la puissance de certains États. 

Le silence sur les violences perpétuées sur des peuples aux revendications nombreuses n’aide pas à la résolution de la situation. Alors comment s’y prendre pour donner la parole à ces peuples en quête de reconnaissance ?

Les Matis, un peuple venant de la forêt amazonienne, utilisent le cinéma documentaire pour diffuser leur culture en péril et dénoncer les maladies « importées » qui ont décimé leur peuple. Seulement, les résultats de la propagation de l’information sur des peuples violentés sont mitigés ; elle ne constitue pas, en effet, une solution satisfaisante.

Les conflits en cascade

On définit une situation de “conflits en cascade” lorsqu’un conflit masque la visibilité d’un autre sur l’espace médiatique.

Le terme de conflit en cascade peut être interprété de manières différentes. On distingue d’abord les conflits locaux qui sont instrumentalisés par des grandes puissances pour servir leurs intérêts personnels. Ce type de guerre s’est notamment développé pendant la guerre froide, avec ce que l’on appelle les “guerres par procuration”. C’est le cas par exemple de la guerre de Corée (1950-1953), où le conflit national autour du 38e parallèle masquait plus ou moins le conflit indirect des 2 grands. Loin d’appartenir au passé, la guerre par procuration existe encore de nos jours. Dominique de Villepin le rappelle avec la guerre en Ukraine, « Il ne faut pas oublier qu’une guerre peut en cacher une autre ». Selon lui, la guerre en Ukraine évoque la nouvelle polarité du monde avec un affrontement entre l’Occident et le Sud global. Ces exemples de conflit dans le conflit évoquent donc cet effet cascade, sans pour autant manquer de visibilité sur l’espace médiatique. 

C’est pourquoi, pour mettre en lumière les conflits oubliés, il est plus judicieux d’utiliser la deuxième interprétation des guerres en cascade. Cette dernière traduit les conflits locaux – parfois même avec un lien de cause à effet – et qui se déroulent au même endroit qu’un autre conflit. N’étant pas médiatisés, ils ne bénéficient pas des mêmes aides à la résolution et ont tendance à s’envenimer voire même à alimenter le conflit le plus médiatisé de la région. C’est le cas, par exemple, à Haïti, où la crise politique actuelle bénéficie d’une plus grande médiatisation que les défis auxquels la population du nord du pays est confrontée. De même, en République démocratique du Congo, l’attention s’est largement portée sur l’épidémie Ebola, alors que 13 millions de Congolais subissent de plein fouet l’insuffisance alimentaire, en partie en raison des conflits locaux et du changement climatique.

Ces conflits en cascade ont de véritables conséquences sur les populations locales. L’ONG Care, entre autres, met en avant le fait que l’absence de médiatisation est un véritable frein à la paix dans la région et au développement économique du pays. 

La lutte oubliée des frontières contestées

On étudiera ici, en suivant la thèse d’Yves Lacoste (La géographie ça sert d’abord à faire la guerre(1976)), les luttes oubliées que des pays entiers mènent à propos de frontières contestées.

On l’aura compris, la visibilité peut s’avérer cruciale pour envoyer de l’aide humanitaire dans des zones de guerre ou en conflit. 

Le lancement d’une offensive des forces azerbaïdjanaises dans la région du Haut-Karabakh en septembre 2023 a peu occupé la scène médiatique alors qu’elle a engendré le déplacement de 120 000 personnes en 48h. Depuis des décennies, l’Azerbaïdjan et l’Arménie se disputent cette région autonome située en Azerbaïdjan mais peuplée d’Arméniens. Tandis que la guerre russo-ukrainienne comptabilise des dizaines de milliers de morts civils et militaires, ainsi que 200 millions d’articles publiés depuis 3 ans, la guerre Arménie-Azerbaïdjan compte, elle, toujours depuis 3 ans, presque 8 000 morts, et 2 millions d’articles. Le conflit russo-ukrainien comptabilisant deux voire trois fois plus de mort maximum, obtient cinquante fois plus d’articles et donc beaucoup plus de visibilité. Avec cette démonstration inductive on peut conjecturer que la médiatisation d’une guerre n’est pas liée à son nombre de morts mais surtout à son positionnement géographique, ou plutôt à sa proximité avec le monde occidental.

Les causes de cet isolement médiatique sont multiples, on vient ici d’avancer l’argument de l’éloignement géographique, mais cela peut être aussi lié au faible nombre de victimes ou à la durée du conflit.Lorsqu’un conflit est enlisé depuis des décennies, cela engendre irrémédiablement une baisse d’intérêt pour le conflit de la part des médias.

Le manque de visibilité des guerres peut ralentir l’activité humanitaire ainsi que diminuer la pression en faveur d’un cessez-le-feu. L’autre problème principal de la faible médiatisation d’une guerre est le sentiment de pouvoir agir en toute impunité que cela peut engendrer chez les belligérants. 

Cependant, Magnus Öberg, directeur de l’Uppsala Conflict Data Program (UCDP), souligne que la médiatisation peut également compliquer la recherche de solutions ou la réduction des tensions.

En somme, ces divers exemples démontrent que les conflits armés persistent, défiant ainsi l’illusion d’un monde pacifié.  A notre échelle, le meilleur moyen d’aider est d’en parler, comme le décrit Philippe Lévêque, directeur de Care France « Si une crise est suffisamment suivie par les médias, alors il y aura davantage d’aide et moins de gens vont souffrir ».

Forgotten wars

Since the advent of capitalism on a global scale, the concept of war, especially inter-state war, has faded into oblivion, following Montesquieu’s “soft commerce” theory. But since February 2022, with the conflict in Ukraine, and again last October with the resurgence of the Israeli-Palestinian conflict, war and conflict have monopolized the international media space. This has led to the deployment of significant military, economic and humanitarian aid from international actors. The return of war to the world was on the lips of newspapers all over the world. But war as the « pursuit of politics by other means » according to K.V. Clausewitz has never stop to exist, despite the « never again » of 1945 and globalization since 1970. As you will have understood, the Tribune is today interested in those less publicized wars and not benefiting from the same international aid either.

The forgotten peoples

Some peoples brandish the noble « right of peoples to self-determination » or, more simply, the right to exist. We will talk about peoples who have been silenced, many of them violently abused. We will also be considering peoples who suffer arbitrary borders, deadly epidemics, repressive policies, or armed conflicts.

The conflict in Yemen had to reach a critical situation for the world to talk about it. UN Secretary-General Antonio Guterres has even said that Yemen should not be overshadowed by the Ukrainian crisis. With the news focused on the event, how is it possible for the world to miss out on so many injustices that are so deadly and unjust?

Media attention is changing, but the struggle continues even if it is not under the Western spotlight. The violence perpetrated against peoples (ethnic cleansing, forced assimilation) is often due to a desire on the part of nation states to homogenize their people. As these practices are not accepted by our moral code, it is in the interest of countries that resort to such violence to silence their practice.

In a country of diplomatic importance, the repression of a people by its government is generally denounced and resolved. However, everyone has heard of the Muslim Uyghur people abused by the People’s Republic of China, but the acts, even if denounced, continue. This is because of the power this country has over its people. Indeed, on Thursday 23 March 2023, the Middle Kingdom tried to stop a Uyghur activist, Dolkun Isa, from speaking before the UN Human Rights Council when he was making serious accusations of human rights violations against Beijing. This example, among many others, explains why the fights of some peoples are forgotten because of the power of some states. 

Remaining silent about the violence perpetuated on peoples with multiple grievances does not help to resolve the situation. So, how do we go about giving a voice to these peoples in search of recognition?

The Matis, a people from the Amazon rainforest, use documentary film to share their endangered culture and denounce the « imported » illnesses that have decimated their people. However, the results of disseminating information about abused peoples are mixed; it is not a satisfactory solution.

Cascading conflicts

A « cascading conflict » situation is defined as one conflict masking the visibility of another in the media.

The term « cascading conflict » can be interpreted in different ways. Firstly, there are local conflicts that are exploited by major powers to serve their personal interests. This type of war developed particularly during the Cold War, with so-called “proxy wars”. This was the case, for instance, in the Korean War (1950-1953), where the national conflict around the 38th parallel more or less masked the indirect conflict between the 2 great powers. Far from being a thing of the past, proxy wars still exist today. As Dominique de Villepin reminds us with the war in Ukraine, « We must not forget that one war can hide another ». According to him, the war in Ukraine evokes the new polarity of the world, with a confrontation between the West and the global South. These examples of conflict within conflict therefore clarify this cascade effect, without lacking visibility in the media.

This is why, to highlight forgotten conflicts, it is wiser to use the second interpretation of cascading wars. This last reflects local conflicts – sometimes even with a causal link – which take place in the same place as another conflict. As they do not receive media coverage, they do not benefit from the same support and tend to escalate or even fuel the most publicized conflict in the region. This is the case, for instance, in Haiti, where the current political crisis is receiving more media coverage than the challenges facing the population in the north of the country. Similarly, in the Democratic Republic of Congo, attention has largely been focused on the Ebola epidemic, while 13 million Congolese people are suffering from food shortages, partly as a result of local conflicts and climate change.

These cascading conflicts have real consequences for local populations. The Care NGO, among others, highlights the fact that the lack of media coverage is a real brake on peace in the region and on the country’s economic development.

The forgotten struggle of disputed borders

Now, following Yves Lacoste’s thesis (Geography serves first to make war (1976)), let’s take a closer look at the forgotten struggles that entire countries wage over disputed borders.

As highlighted earlier on, visibility can be crucial for sending humanitarian aid to war zones or conflict zones. The launch of an offensive by Azerbaijani forces in the Nagorno-Karabakh region in September 2023 did not occupy much of the media scene, even though it displaced 120,000 people in 48 hours. For decades, Azerbaijan and Armenia have been fighting for this autonomous region located in Azerbaijan but populated by Armenians. While the Russian-Ukrainian war counts tens of thousands of civilian and military deaths, as well as 200 million articles published over the past 3 years, the Armenia-Azerbaijan war has, still over the past 3 years, claimed almost 8,000 deaths, and resulted in the release of only 2 million articles. The Russian-Ukrainian conflict accounting for two or even three times more deaths, gets fifty times more articles and therefore much more visibility. With this inductive demonstration we can concur that the media coverage of a war is not linked to the number of deaths but above all to its geographical location, or rather its proximity to the Western world.

The causes of this media isolation are multiple, we have just advanced the argument of geographical distance, but it can also be related to the small number of victims or the duration of the conflict. When a conflict has been bogged down for decades, media interested in it inevitably declines.

The lack of visibility of wars can slow down humanitarian activity and reduce the pressure for a ceasefire. The other main problem with the low media coverage of a war is the feeling of impunity that it can engender among the belligerents. 

However, Magnus Öberg, Director of the Uppsala Conflict Data Program (UCDP), emphasizes that media coverage can also make it more difficult to find solutions or reduce tensions.

To sum up, these various examples show that armed conflicts persist, challenging the illusion of a peaceful world. On our scale, the best way to help is to talk about it, as Philippe Lévêque, Director of Care France, describes it: « If a crisis is sufficiently covered by the media, then there will be more help and fewer people will suffer ».

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