Introduction
F.Fukuyama annonçait en 1992 la “fin de l’Histoire”, l’hégémonie des pays libéraux qui était censée ouvrir sur une période de paix et de prospérité grâce aux “dividendes de la paix” (L.Fabius). Cette “mondialisation heureuse” (A.Minc) aurait uniformisé les sociétés et fait disparaître les antagonismes idéologiques. Pour autant, depuis une quinzaine d’années, le monde assiste à la recréation de blocs qui s’inscrivent tous dans le cadre logique libéral mais qui ont des intérêts divergents et concurrents. Nombreux sont les journalistes et les historiens qui établissent un parallèle entre la Guerre froide, période marquante du XXème siècle (1947-1990), et la situation actuelle entre les États-Unis et la Chine. Cette comparaison entre les tensions géopolitiques d’aujourd’hui et celles de la Guerre froide peut surprendre. Le monde actuel n’est pas divisé en deux blocs distincts, engagés dans une compétition idéologique comme autrefois. Cependant, les tensions qui émergent du duel sino-américain ont bien souvent un goût de déjà-vu. Peut-on alors parler d’un retour inévitable de la Guerre froide ?
Une Guerre froide annoncée entre la Chine et les États-Unis
Ce semblant de guerre froide concerne avant tout deux acteurs majeurs : les États-Unis et la Chine. Selon Le Monde, “la Chine ne veut pas d’une guerre froide avec les États-Unis, mais l’utilisation même de cette expression consolide sa place comme seul rival systémique”. Certains signes ne trompent pas. Pékin a adopté des tactiques d’intimidation envers les États-Unis, augmentant ses activités militaires en mer de Chine méridionale. La course à l’armement est également de mise. La Chine vient de mettre à l’eau son troisième porte-avion et compte tripler son nombre de têtes nucléaires (passant de 400 à 1500 d’ici à 2035) selon le Pentagone. La guerre des mots entre les deux puissances est aussi omniprésente, à commencer par des restrictions imposées aux médias. Les États-Unis ont établi des restrictions concernant l’application TikTok. Le Montana a par exemple interdit son utilisation depuis janvier 2024.
Du point de vue économique, la Chine cherche incontestablement à renforcer son influence économique mondiale, illustrée par son projet ambitieux des Nouvelles Routes de la Soie. En investissant massivement dans des projets d’infrastructures tels que des routes, des ports ou encore des chemins de fer, la Chine consolide des partenariats économiques stratégiques. La volonté chinoise d’imposer sa vision de la mondialisation (ce que l’on appelle le Tianxiaisme) souligne une approche alternative au modèle occidental. Pékin remet en question l’ordre international établi en promouvant une gouvernance mondiale axée sur la coopération mutuelle plutôt que sur des normes universelles.
La formation d’alliances clefs s’accentue de chaque côté. Les accords de coopération sino-asiatiques, tels que l’ASEAN+3 ou l’OCS, renforcent la présence chinoise en Asie. De leur côté, les États-Unis maintiennent des alliances traditionnelles, notamment au sein de l’OTAN, le Pacte de Bagdad ou le Pacte de Rio, affirmant leur influence mondiale.
Mais cette Guerre froide est d’un genre nouveau
La nature du conflit économique entre les États-Unis et la Chine diffère sensiblement de celui de la Guerre froide. Au-delà de la compétition pour le leadership mondial, nous assistons à un affrontement entre deux civilisations, sans que ce soit pour autant une lutte idéologique comme au temps de l’affrontement États-Unis/URSS. Un des enjeux pour le Parti communiste chinois actuel n’est pas de convaincre la planète que la culture chinoise est supérieure à la culture occidentale mais de prouver que son économie est la plus dynamique. Face à ces velléités, les États-Unis, sous l’administration Trump, ont augmenté les tarifs douaniers et multiplié les obstacles aux échanges technologiques. La Chine a riposté à chaque fois. Durant la Guerre froide, bien qu’il y ait eu une compétition technologique, ainsi qu’une rivalité entre le capitalisme et le communisme, aucune interdépendance économique ou friction commerciale ne se sont manifestées.
Des espaces centraux de la Guerre froide des années 47-91 sont désormais périphériques. L’Europe n’a pas le poids qu’elle avait par le passé et devient donc secondaire pour les Américains. Il en est de même pour l’Amérique latine qui n’est plus prioritaire pour Washington : au cours de son mandat, D.Trump ne s’est jamais rendu en visite officielle au sud du Rio Grande. Ce retournement s’effectue au profit de l’Asie-Pacifique où les Américains y réorientent depuis 2011 leur politique étrangère à travers le “pivot asiatique” opéré par B.Obama et H.Clinton. Il est notamment prévu que 60% des forces de la Navy soient présentes dans la région. A cela s’ajoutent des territoires qui n’étaient jusque-là pas concernés : l’Arctique et le cyberespace. Le premier constitue un enjeu en raison des différends historiques entre les États qui le bordent et les ressources naturelles qu’il abrite. Le second représente lui un espace de contrôle des forces numériques et d’influence des populations.
Quant à la Russie, elle est aujourd’hui dans une position délicate. Dans l’optique de former un Heartland, elle opère un rapprochement avec la Chine, qui ne semble pas sans risque tant le rapport de force semble favorable à Pékin : le PIB chinois est huit fois plus élevé, l’effort de défense quatre fois plus important côté chinois. Contrairement à l’Union soviétique, la Russie cherche à s’ériger en modèle mais ne dirige aucun bloc de nations, n’inspire aucune idéologie globale. A cela s’ajoutent les difficultés rencontrées en Ukraine par l’armée russe avec la prolongation de la guerre et une forme de réactualisation de l’OTAN.
Et, surtout, elle n’est pas l’unique clé de compréhension des rapports de force dans le monde actuel
En parallèle de cette possible nouvelle Guerre froide, les “guerres chaudes” continuent d’exister. Certaines trouvent leur origine dans la théorie du “Choc des civilisations” d’Huntington bien que cette dernière soit contestée. C’est par exemple le cas à Gaza où le Hamas profite du soutien d’un axe anti Occident composé de l’Iran, de la Turquie, de la Chine ou de la Russie. A cela s’ajoute la menace terroriste qui reste importante dans le monde comme en témoigne le retour des talibans en Afghanistan, l’énorme activité des groupes djihadistes au Sahel ou encore la crise syrienne qui n’est toujours pas réglée.
Ensuite, la nouvelle Guerre froide annoncée entre les États-Unis et la Chine est le résultat de plusieurs Guerres froides enchâssées. Pour reprendre l’exemple du Moyen-Orient, depuis l’intervention militaire américaine en Irak, en mars 2003, la rivalité régionale entre l’Iran et l’Arabie saoudite est progressivement devenue un facteur structurant de la géopolitique de la région comme en témoigne la crise syrienne qui cristallise cette rivalité. Malgré des améliorations au temps de J.Biden, des tensions s’étaient également installées entre les États-Unis et l’Europe au temps de D.Trump. Elles concernaient notamment l’OTAN et les barrières douanières sur les produits européens. Enfin, les tensions entre l’Inde et la Chine prennent de l’ampleur. L’Inde aurait notamment perdu plus de mille kilomètres carrés au niveau de sa frontière partagée avec son rival depuis 2020 et plusieurs soldats des deux pays y ont perdu la vie.
Pour L.Carroué, au-delà de la rivalité sino-américaine, nous nous dirigeons vers un monde apolaire, monde qui s’est affirmé durant la pandémie de Covid-19 tant l’absence d’un quelconque leadership a été flagrante. Les puissances chinoise et étatsunienne en sont sorties fragilisées, l’Union européenne parcellisée, les puissances émergentes (Brésil, Russie, Inde, Afrique du Sud…) renvoyées à leurs graves faiblesses internes. Dans ce contexte, le système international de gouvernance collective, symbolisé par l’OMS, a été largement pris en défaut.
Conclusion:
Dans le contexte d’une Guerre froide, la notion de défaite se dessine selon deux axes. D’une part, le risque d’un effondrement interne, d’autre part, il existe le danger de finir par adopter la même posture que l’ennemi. Durant les années 1970, le fait de tendre vers un même système de gouvernance que son ennemi était au centre des préoccupations et peut s’illustrer par l’exemple des États-Unis qui s’est mis à développer un État sécuritaire à l’image de celui du Kremlin, dans un contexte de course aux armements. Aujourd’hui, nous pouvons observer un phénomène similaire. Selon une étude de N.S Lyons, “la Chine et l’Occident, à leur manière et à leur rythme, mais pour les mêmes raisons, convergent vers un même système de gouvernance techno-administrative totalisante, qui n’est pas encore totalement réalisé”.
Are we witnessing a new Cold War?
Introduction
F. Fukuyama announced in 1992 the “end of history”, the hegemony of the liberal countries which was supposed to open up a period of peace and prosperity thanks to the “peace dividends” (L. Fabius). This “happy globalization” (A.Minc) would have standardized societies and eliminated ideological antagonisms. However, for the last fifteen years or so, the world has witnessed the re-creation of blocs that all fit within the liberal logic but have divergent and competing interests. Many journalists and historians draw parallels between the Cold War, a defining period of the twentieth century (1947-1990), and the current situation between the United States and China. This comparison between today’s geopolitical tensions and those of the Cold War may be surprising. Today’s world is not divided into two separate blocs, engaged in ideological competition as in the past. However, the tensions that emerge from the Sino-American duel often taste of déjà-vu. Would it therefore be relevant to speak of an inevitable return of the Cold War?
A Cold War announced between China and the United States.
This semblance of a cold war primarily concerns two major players: The United States and China. According to Le Monde, “China does not want a cold war with the United States, but the very use of that expression consolidates its position as the only systemic rival.” Some signs aren’t deceiving. Beijing has adopted intimidation tactics against the United States, increasing its military activities in the South China Sea. The arms race is also in order. China has just launched its third aircraft carrier and plans to triple its number of nuclear warheads (from 400 to 1,500 by 2035), according to the Pentagon. The war of words between the two powers is also pervasive, beginning with restrictions on the media. The United States has placed restrictions on the TikTok application. For example, Montana has banned its use since January 2024.
From an economic point of view, China is undoubtedly seeking to strengthen its global economic influence, exemplified by its ambitious New Silk Roads project. By investing heavily in infrastructure projects such as roads, ports and railways, China is consolidating strategic economic partnerships. China’s desire to impose its vision of globalization (so-called Tianxiaism) underscores an alternative approach to the Western model. Beijing is challenging the established international order by promoting global governance based on mutual cooperation rather than universal norms.
The formation of key alliances is increasing on both sides. Sino-Asian cooperation agreements, such as ASEAN+3 or the SCO, strengthen China’s presence in Asia. For its part, the United States maintains traditional alliances, notably within NATO, the Baghdad Pact and the Rio Pact, asserting its global influence.
But this Cold War is of a new kind.
The nature of the economic conflict between the United States and China is significantly different from that of the Cold War. Beyond the competition for world leadership, we are witnessing a clash between two civilizations, though not an ideological struggle as in the time of the confrontation between the US and the USSR. One of the challenges for the current Chinese Communist Party is not to convince the world that Chinese culture is superior to Western culture, but to prove that its economy is the most dynamic. Faced with these ambitions, the United States, under the Trump administration, increased tariffs and multiplied barriers to technology trade. China has fought back every time. During the Cold War, although there was a technological competition, as well as a rivalry between capitalism and communism, no economic interdependence or trade friction manifested itself.
Central areas of the Cold War of the years 47-91 are now peripheral. Europe does not have the weight it had in the past and is therefore becoming secondary for the Americans. The same applies to Latin America, which is no longer a priority for Washington: during his term in office, Trump never made an official visit south of the Rio Grande. This reversal is taking place in favor of Asia-Pacific, where the Americans have been reorienting their foreign policy since 2011 through the “Asian Pivot” operated by B.Obama and H.Clinton. In particular, 60% of the Navy’s forces are expected to be present in the region. In addition, there are territories that were not previously concerned: the Arctic and cyberspace. The former is an issue because of the historical differences between the states bordering it and the natural resources it harbors. The latter represents a space for the control of digital forces and the influence of the population.
As for Russia, it is now in a difficult position. With a view to forming a Heartland, it is making a rapprochement with China, which does not seem without risks as the balance of power seems favorable to Beijing: China’s GDP is eight times higher, and the Chinese side’s defense effort is four times greater. Unlike the Soviet Union, Russia seeks to set itself up as a model, but does not lead any bloc of nations, does not inspire any global ideology. To this must be added the difficulties encountered by the Russian army in Ukraine with the prolongation of the war and a form of re-engineering of NATO.
And, above all, it is not the only key to understanding the power relations in today’s world.
Alongside this new possible Cold War, the “hot wars” continue to exist. Some have their origins in Huntington’s “Clash of Civilizations” theory, although the latter is disputed. This is the case in Gaza, for example, where Hamas benefits from the support of an anti-Western axis made up of Iran, Turkey, China and Russia. Added to this is the threat of terrorism, which remains significant in the world, as evidenced by the return of the Taliban to Afghanistan, the enormous activity of jihadist groups in the Sahel and the Syrian crisis, which is still unresolved.
Secondly, the new Cold War announced between the United States and China is the result of several entrenched Cold Wars. To take the example of the Middle East, since the US military intervention in Iraq in March 2003, the regional rivalry between Iran and Saudi Arabia has gradually become a structuring factor in the region’s geopolitics, as evidenced by the Syrian crisis, which crystallizes this rivalry. Despite improvements under J. Biden, tensions had also arisen between the United States and Europe under D. Trump. These included NATO and customs barriers on European products. Finally, tensions between India and China are growing. In particular, India has reportedly lost more than a thousand square kilometers of its border with its rival since 2020, and several soldiers from both countries have lost their lives.
For L. Carroué, beyond the Sino-American rivalry, we are heading towards a non-polar world, a world that asserted itself during the Covid-19 pandemic, so much the lack of any leadership was blatant. The Chinese and US powers emerged weakened, the European Union fragmented, the emerging powers (Brazil, Russia, India, South Africa…) returned to their serious internal weaknesses. In this context, the international system of collective governance, symbolized by WHO, has largely failed.
Conclusion:
In the context of a Cold War, the concept of defeat is shaped along two lines. On the one hand, there is the risk of internal collapse, and on the other hand, there is the risk of eventually adopting the same posture as the enemy. In the 1970s, the tendency towards the same system of governance as one’s enemy was at the center of concern and can be illustrated by the example of the United States, which began to develop a secure state like that of the Kremlin, in the context of an arms race. Today, we can see a similar phenomenon. According to a study by N.S. Lyons, “China and the West, in their own way and at their own pace, but for the same reasons, are converging towards the same system of totalizing techno-administrative governance, which is not yet fully realized.”
Ecrit par Juliette Neupont, Léo Castagnet et traduit par Lina Bouamama