L’effondrement récent de l’entreprise FTX, dirigée par Sam Bankman-Fried, a provoqué un tremblement de terre dans la sphère des cryptomonnaies. En effet, ce CEX (Centralised Exchange, plateforme d’échange centralisée) que tout le monde pensait « too big to fail » a fait faillite suite à une gestion administrative catastrophique de la part de l’ancien businessman. Cette banqueroute a entraîné dans sa chute les actifs estimés à plusieurs milliards de dollars de particuliers ou de professionnels. Aujourd’hui en plein processus de jugement, SBF continue à plaider son innocence auprès de la justice américaine. Mais que sont donc ces fameuses cryptomonnaies, tantôt décriées, tantôt applaudies ? L’histoire commence au lendemain de la crise de 2008 lorsqu’un certain Satoshi Nakamoto lance la première cryptomonnaie : le Bitcoin. Ce Bitcoin est accompagné d’un nouvel outil qui lui permet d’être échangé sur Internet, par tous et sans passer par des intermédiaires : la blockchain (qui est, comme son nom l’indique, une chaîne de blocs agissant comme un journal de transaction inviolable).Ce système unique a vu le jour suite à une perte de confiance dans les banques traditionnelles et les risques qu’elles présentaient après la crise financière. Dans son livre blanc Bitcoin, a peer-to-peer electronic cash system, Nakamoto explique le fonctionnement de la blockchain et du Bitcoin, ainsi que la puissance de ce système qui allie inviolabilité, sécurité et traçabilité. Le concept s’est aujourd’hui bien développé avec la naissance de nouvelles blockchains et cryptomonnaies telles que l’Ether, Polygon ou encore Matic. Ainsi, même si leur utilisation s’est aussi popularisée dans le monde, cela ne plaît pas forcément aux États puisque ce système vient directement menacer une de leurs fonctions régaliennes. De plus, les cryptomonnaies ne sont pas sans risque et peuvent mener à des utilisations frauduleuses.
Une adoption en pleine croissance
Avec 320 millions d’utilisateurs partout dans le monde, l’adoption des cryptomonnaies connaît un essor fulgurant. En effet, au troisième trimestre de 2020, un rapport de l’Université de Cambridge rapportait un total de 101 millions de détenteurs de cryptomonnaie, ainsi, en moins de 2 ans, le nombre d’utilisateurs de cryptomonnaies a plus que triplé. Ces utilisateurs se trouvent principalement en Asie et en Afrique : l’Inde (27 millions d’utilisateurs), le Pakistan (26 millions), le Nigeria (22 millions) et le Vietnam (20 millions) font partie des 5 pays abritant le plus de détenteurs de cryptomonnaies dans le monde.
En cause, la rapidité de transfert des fonds, allant jusqu’à 388 fois plus vite et étant 127 fois moins onéreux que les transferts classiques. Cependant, cette quasi-instantanéité de passage des ordres n’est pas la seule cause de l’adoption croissante des cryptomonnaies et de la blockchain : en effet, la sécurité du réseau, l’absence d’intermédiaires douteux ainsi que la traçabilité des transactions (la blockchain agit comme un registre de transactions global et public) sont autant d’aspects hérités de la vision de Nakamoto qui incitent les personnes à utiliser ce système. Cette adoption a aussi pu être motivée par l’envie de certains de spéculer sur la valeur de ces monnaies très volatiles et de s’enrichir (ou de tout perdre) rapidement.
Cependant, l’adoption des cryptomonnaies a franchi une étape sans précédent lorsqu’El Salvador a fait du bitcoin sa monnaie officielle en septembre 2021 (ce qui se traduit par l’obligation de tout commerçant d’accepter le bitcoin comme moyen de paiement), rapidement suivi par la Centrafrique quelques mois plus tard. Si le taux d’utilisation reste assez mitigé, les résultats de ce changement semblent quant à eux raisonnablement satisfaisants.
Plusieurs raisons ont motivé ce choix, tout d’abord, le fait que chaque habitant ne dispose pas forcément d’un compte en banque (ils peuvent donc avoir de l’argent sous forme de Bitcoin) mais aussi l’utilisation du système de minage du Bitcoin pour pallier les surplus d’énergie impossibles à stocker. D’autres pays tels que l’Iran ont recours à la cryptomonnaie pour contourner les sanctions économiques auxquelles ils sont soumis. Ainsi, les cryptoactifs se révèlent être une alternative plausible pour les Etats mis à l’écart.
La blockchain est quant à elle de plus en plus utilisée hors de son cadre d’origine : Carrefour l’utilise pour certifier la provenance de ses produits, PwC en profite pour améliorer son système d’audit… En effet, la sûreté et traçabilité de la blockchain couplées à l’utilisation des smart contracts (contrats s’exécutant automatiquement lorsque les conditions sont réunies) permettent aux entreprises de se doter d’outils plus performants que jamais.
Les cryptomonnaies : une menace croissante pour l’Etat ?
Frapper la monnaie a toujours été un privilège régalien. Comme le rappelait Yuval Noah Harari dans Sapiens, la contrefaçon monétaire a toujours été considérée comme un crime très grave. En agissant de la sorte, le faux monnayeur portait atteinte à la souveraineté de l’Etat et usurpait le pouvoir de l’autorité émettrice. Il arrivait couramment que ces délits soient jugés comme des crimes de lèse-majesté et ainsi punis de la peine de mort.
En ce qui concerne le système monétaire français actuellement en vigueur, la Banque de France fait partie de l’Eurosystème depuis le 1er janvier 1999. Cet organe regroupe la BCE ainsi que les banques centrales nationales des Etats membres de l’Union européenne qui ont adopté l’euro. L’Eurosystème définit et met en œuvre une politique monétaire unique pour la zone, il stabilise les taux de change, pilote la masse monétaire et peut influencer le niveau des taux d’intérêt pour maîtriser l’inflation ou l’activité économique de la zone euro.
Lorsque le bitcoin apparaît en 2009 et s’affirme comme la première cryptomonnaie, l’innovation reçoit de vives critiques. Le cryptoactif, émis de manière décentralisée par un algorithme dont les concepteurs et la communauté ont décidé des caractéristiques, pourrait venir concurrencer les monnaies à cours légal et donc faire disparaître un pan majeur des politiques publiques des Etats. De plus, la monnaie virtuelle fonctionne de telle sorte que l’identité de ses acheteurs et de ses vendeurs n’est jamais révélée. La cryptomonnaie pose donc de sérieux obstacles concernant la lutte contre le blanchiment d’argent et la criminalité.
Pour autant, la digitalisation de l’économie au cours de la dernière décennie a largement contribué à l’essor de la cryptomonnaie. En outre, l’intérêt porté par des acteurs privés influents (Meta/ Facebook avec le Libra) sur l’innovation a poussé les acteurs publics à s’emparer de la question des cryptomonnaies. Aujourd’hui, la plupart des gouvernements ont pris des mesures pour réglementer et taxer cette industrie. Par ailleurs, une course pour développer sa propre monnaie numérique de banque centrale a déjà débuté.
L’émergence d’une géopolitique des cryptomonnaies
Les Etats ont donc dû se positionner par rapport à ce nouveau défi. Les postures adoptées diffèrent considérablement d’un pays à un autre.
D’une part, certains pays projettent sur la monnaie un dessein commun en mettant en place des réglementations très favorables aux cryptoactifs, voire en lui donnant cours légal sur son territoire. El Salvador, en plus d’avoir fait du bitcoin sa monnaie officielle, a été le premier à émettre des obligations d’Etat adossées au cours du bitcoin – les vulcano bonds – et figure parmi les 4 Etats à détenir du bitcoin dans ses réserves. Les Emirats Arabes Unis se démarquent aussi parmi les pays largement favorables aux cryptoactifs, en se construisant comme l’un des principaux hubs numériques mondiaux. Le pays a régularisé les actifs numériques sur son territoire et a créé une autorité de régulation et d’octroi de licences, la Dubai Virtual Assets Regulatory Authority. Par ailleurs, les EAU ont annoncé le lancement d’ici 2025 de leur propre monnaie numérique de banque centrale (MNBC). Une MNBC se distingue de l’argent électronique stockée sur nos comptes – qui est émis par nos banques privées et non par une banque centrale – car il pourrait s’appuyer sur beaucoup d’innovations liées à la cryptomonnaie, notamment la blockchain. L’Union européenne s’est quant à elle emparée de la question de la cryptomonnaie en recherchant rapidement à mettre en place un cadre réglementaire harmonisé et sécurisé qui favorise l’innovation. Le règlement MiCA qui devrait entrer en vigueur en 2024 prévoit dans cette mesure d’offrir un cadre juridique aux cryptoactifs ainsi que des garanties pour les consommateurs contre certains risques. La BCE a par ailleurs annoncé l’arrivée prochaine d’une MNBC pour la zone euro.
D’autres acteurs ont fait le choix de tourner le dos au marché de la cryptomonnaie. La Chine a ainsi mis en place une réglementation très restrictive à l’égard des cryptoactifs. Pour autant, cette dernière a été un précurseur dans la création d’une MNBC, le e-yuan. La Russie a également une relation ambiguë avec les cryptomonnaies. En juillet 2022, le pays a adopté un projet de loi visant à interdire les cryptomonnaies en tant que moyen de paiement sur son territoire.
Conclusion
Ainsi, la cryptomonnaie et la blockchain connaissent aujourd’hui une croissance forte due à plusieurs facteurs, et ce à plusieurs échelles. Ces facteurs sont divers et variés, que ce soit la spéculation pour les particuliers et les professionnels, les possibilités qu’offrent la blockchain pour les entreprises ou encore les avantages politiques qu’offre ce système aux Etats. Cependant, le contrôle de la monnaie est une des fonctions régaliennes des Etats, et ces derniers ne veulent pas voir leur autorité sapée par des cryptoactifs totalement décentralisés. Ces derniers ont alors été le sujet de vives critiques jusqu’à ce que certains acteurs influents amènent les pouvoirs publics à changer leur vision sur les cryptomonnaies. Aujourd’hui, certains Etats entendent créer leur propre cryptoactif tandis que d’autres ont déjà fait du Bitcoin leur monnaie officielle. Mais les positions diffèrent selon les Etats et certains adoptent au contraire une position plus restrictive envers les cryptomonnaies (Chine, Russie…). Quant à l’UE, cette dernière souhaite réguler l’utilisation des cryptoactifs via le règlement MiCA. Nous l’aurons donc compris, malgré l’adoption croissante du paradigme de Nakamoto, ce dernier pose encore problème, que ce soit idéologiquement, environnementalement ou encore politiquement. Toutefois, les évolutions de ce système sont encore inconnues et semblent de plus en plus attirer la population, particuliers comme professionnels.
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Cryptocurrencies and blockchain: threat or new alternative?
The recent collapse of the firm FTX, directed by Sam Bankman-Fried, provoked a terrible earthquake in the cryptocurrency industry. In fact, this CEX (Centralized Exchange, a platform for centralized exchanges) that everyone thought to be “too big to fail” actually went bankrupt after a really bad administrative management from the former businessman. That bankrupt has brought down the assets estimated at several billion dollars owned by professionals and individuals. Nowadays, while being in a trial, SBF keeps pleading his innocence to the American justice. But what are those famous controversial cryptocurrencies? The story began right after the Subprime crisis, when Satoshi Nakamoto started the first cryptocurrency: the Bitcoin. This Bitcoin comes with a new tool which makes it exchangeable on the Internet, by everyone and without going through intermediates: the blockchain (which is a block chain acting like a diary of tamper-proof transaction). This unique system was born after a loss of trust in traditional banks and the risks they presented after the financial crisis. In his book Bitcoin, a peer-to-peer electronic cash system, Nakamoto explains how the blockchain and the Bitcoin work, as well as the power of this system which mix inviolability, security, and traceability. This concept is nowadays well developed with the birth of new blockchains and cryptocurrencies such as the Ether, Polygon or Matic. Thus, even if their use has gotten almost common, States do not necessarily like it as it directly threatens one of their sovereign functions. Moreover, cryptocurrencies can be dangerous and lead to frauds.
A growing adoption
With 320 million users worldwide, the adoption of cryptocurrencies is booming. In fact, in the third quarter of 2020, a report from the University of Cambridge gathered a total of 101 million cryptocurrency holdersIn less than two years, the number of cryptocurrency users has more than tripled. These users are mainly located in Asia and Africa: India (27 million users), Pakistan (26 millions), Nigeria (22 millions) and Vietnam (20 millions) are among the 5 countries with the most cryptocurrency holders in the world. At issue of this is the speed with which funds are transferred, which is up to 388 times faster and 127 times cheaper than conventional transfers. However, this almost instantaneous placement of orders is not the only cause of the increasing adoption of cryptocurrencies and blockchain: in fact, the network security, the absence of doubtful intermediaries as well as the traceability of transactions (the blockchain acts as a global and public transaction register) are all aspects inherited from Nakamoto’s vision that encourage people to use this system. Nevertheless, this adoption also comes from the desire of some to speculate on the value of these very volatile currencies and to get rich (or lose everything) quickly. The adoption of cryptocurrencies took an unprecedented step when El Salvador made it its official currency in September 2021, quickly followed by the Central African Republic a few months later. While the rate of utilization remains fairly mixed, the results of this change appear reasonably satisfactory. Several reasons have motivated this choice: first of all, the fact that each inhabitant does not necessarily have a bank account (they can therefore have money in the form of Bitcoin) but also the use of the Bitcoin mining system to offset excess energy that is impossible to store. Other countries such as Iran use cryptocurrency to circumvent the economic sanctions to which they are subject. Thus, cryptoassets prove to be a plausible alternative for the States sidelined. The blockchain is increasingly being used outside its original framework: Carrefour uses it to certify the origin of its products, PwC takes advantage of this to improve its audit system… For sure, the security and traceability of the blockchain coupled with the use of smart contracts (contracts executed automatically when the conditions are met) allow companies to equip themselves with more powerful tools than ever before.
Cryptocurrencies threaten one of the sovereign functions of States
Striking change has always been a sovereign privilege. As Yuval Noah Harari reminded us in Sapiens, currency counterfeiting has always been considered a very serious crime. By doing so, the counterfeiter infringes on the sovereignty of the state, but also usurps the power of the issuing authority (the mark on the coin guaranteed the gold content and indicated the authority). It was common for these offences to be tried as lèse-majesté crimes and thus punished with the death penalty.
Concerning the French monetary system currently in force, the Bank of France has been part of the Eurosystem since 1 January 1999. This body brings together the ECB and the national central banks of the Member States of the European Union which have adopted the euro. The Eurosystem defines and implements a single monetary policy for the area, stabilizes exchange rates, controls the money supply and can influence the level of interest rates to control inflation or economic activity in the euro.
When bitcoin appeared in 2009 and asserted itself as the first cryptocurrency, this innovation received strong criticism. Cryptoasset, issued in a decentralized way by an algorithm whose designers and the community have decided on characteristics, could come to compete with legal tender currencies. Thus it could make disappear a major part of the public policies of the States. In addition, virtual currency works in such a way that the identity of its buyers and sellers is never revealed. Cryptocurrency therefore poses serious obstacles in the fight against money laundering and crime.
However, the digitalization of the economy over the past decade has largely contributed to the rise of cryptocurrency., The interest shown by influential private actors (Meta/ Facebook with the Libra) on innovation has pushed public actors to seize the issue of cryptocurrencies. Today, most governments have taken steps to regulate and tax this industry. In addition, a race to develop its own digital central bank currency has already begun.
The geopolitics of cryptocurrency is emerging
States have therefore had to position themselves in relation to this new challenge. postures adopted differ considerably from one country to another.
On the one hand, some countries project on the currency a common purpose by putting in place regulations very favorable to cryptoassets, even by giving it legal tender on its territory. El Salvador adopted in 2021 bitcoin as legal tender (which translates into the obligation of any trader to accept bitcoin as a means of payment). The country is also the first to issue state bonds backed by the price of bitcoin – vulcano bonds – and is among the 4 states to hold bitcoin in its reserves. The United Arab Emirates also stands out among the countries that are largely in favour of cryptoassets, by building itself as one of the world’s main digital hubs. The country has regularized digital assets in its territory and created a regulatory and licensing authority, the Dubai Virtual Assets Regulatory Authority. In addition, the UAE announced the launch of its own digital central bank currency (MNBC) by 2025. The European Union, for its part, intends to address the issue of cryptocurrency by seeking to establish a harmonized and secure regulatory framework that promotes innovation. The MiCA (Markets in crypto-assets) regulation, which is expected to come into force in 2024, provides a legal framework for cryptoassets and guarantees for consumers against certain risks. On the other hand, the ECB has announced the imminent arrival of an MNBC that, unlike the electronic money stored on our accounts – which is issued by our private banks and not by a central bank – could rely on blockchain and many other innovations related to the cryptocurrency.
Other players have chosen to turn their backs on the cryptocurrency market. China has very restrictive regulations in place for cryptoassets. However, the latter was a precursor in the creation of an MNBC, the e-yuan. Russia also has an ambiguous relationship with cryptocurrencies. In July 2022, the country passed a bill to ban cryptocurrencies as a means of payment.
Conclusion
Thus, cryptocurrency and blockchain are experiencing strong growth today due to several factors, and this on several scales. These factors are diverse and varied, by its speculation for individuals and professionals, possibilities that the blockchain offers for companies or the political advantages that this system offers to States. Nevertheless, currency control is one of the sovereign functions of states, and they do not want to see their authority undermined by fully decentralized cryptoassets. Those were the subject of fierce criticism until some influential actors led the public authorities to change their vision on cryptocurrencies. Today, some states intend to create their own cryptoassets while others have already made Bitcoin their official currency. But positions differ according to States and some adopt a more restrictive position towards cryptocurrencies (China, Russia…). The EU wants to regulate the use of cryptoassets through the MiCA regulation. It can be understood that, despite the increasing adoption of the Nakamoto paradigm, it is still problematic, whether ideological, environmental or political. However, the evolution of this system is still unknown and seems to attract increasingly more people, both individuals and professionals.