Malmenée militairement par les multiples contre-offensives ukrainiennes, fragilisée économiquement par des sanctions l’empêchant de fournir ses industries technologiques avec des composants occidentaux critiques, la Russie subit aussi de plein fouet des défaites géopolitiques dans son cercle d’influence historique.
Depuis 1991 et la dissolution de l’URSS, la Russie a toujours cherché à conserver sa mainmise diplomatique, culturelle ou militaire dans les pays postsoviétiques au travers d’une stratégie impérialiste et du concept « d’étranger proche ». Ce concept, puissamment ancré dans les têtes des élites du pouvoir russe, pose pour principe que les territoires anciennement soviétiques doivent servir de glacis protégeant la Russie des menaces extérieures.
Pour mettre en œuvre cette stratégie, le Kremlin crée en 1992 la Communauté des États Indépendants (CEI) regroupant 12 des 15 états postsoviétiques. Une zone de libre-échange est établie en 1996 qui aboutira à la création de l’Union Économique Eurasiatique (UEEA) en 2014 accueillant l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Bélarus et la Russie. Ce sont ces mêmes pays qui forment l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), créé en 2002, visant à développer une coopération étroite dans les domaines militaires, les affaires étrangères et la lutte contre le terrorisme. Enfin, grâce à ses importantes possessions gazières et pétrolières, la Russie reste un acteur économique majeur et indispensable dont les états tiers sont souvent dépendants.
C’est l’intervention américaine en Yougoslavie en 1999 et l’implantation de nombreuses bases de l’OTAN dans sa zone d’influence qui a démontré aux autorités russes la nécessité de protéger elles-mêmes leur pré carré. Ainsi, le Kremlin intervient par la force en Géorgie en 2008, en Ukraine en 2014, ou au Haut-Karabakh en 2020. La stratégie employée est toujours la même : geler le conflit en créant des zones tampons entre les belligérants tout en les maintenant sous perfusion économique. Dès lors, des régions comme la Crimée, le Haut-Karabakh, l’Ossétie du Sud, les Républiques Populaires de Donetsk et Louhansk, l’Abkhazie ou la Transnistrie se retrouvent sous la coupe russe grâce à un mélange d’intimidation militaire et d’influence culturelle, sans toutefois que des solutions durables aient été trouvées.
Cependant, le vent des plaines glacées de Sibérie commence à tourner du fait des difficultés militaires en Ukraine. Ce n’est que trois décennies après la dissolution de l’URSS que le dernier maillon de la guerre froide, la puissance du modèle militaire occidental face au modèle russo-soviétique, saute enfin. La vigueur des contre-offensives ukrainiennes dopées par un soutien occidental bien plus important que prévu engendre doute et méfiance chez les sympathisants de la Russie. La Chine se terre dans un profond mutisme, profitant d’un accès moins onéreux aux ressources énergétiques russes, tandis que la Suède et la Finlande se décident enfin à intégrer l’OTAN après des années de neutralité contrainte, ou « finlandisation ». L’Allemagne, principal point d’appui russe en Europe du fait de sa dépendance en hydrocarbures, se réveille violemment devant les risques d’un hiver froid et d’un ralentissement de sa production industrielle.
Pire, dans les pays postsoviétiques, le gendarme russe n’est plus capable d’assurer la sécurité des zones tampons et les conflits gelés s’embrasent. En Asie centrale, une centaine de personnes ont perdu la vie depuis le 14 septembre lorsque des heurts ont éclaté entre les forces du Tadjikistan et celles du Kirghizistan. Les puissances étrangères guettent tandis que le président kirghize, Sadyr Japarov, a affiché sa volonté de se rapprocher avec la Chine et que les Iraniens ont inauguré des usines de production de drones Ababil-2 au Tadjikistan. Parallèlement, dans le Caucase, l’Azerbaïdjan a lancé le 13 septembre une nouvelle offensive contre la frontière arménienne, achetant le silence médiatique occidental contre du pétrole et du gaz. Face à ces attaques, l’Arménie a officiellement demandé l’appui militaire de ses alliés de l’OTSC, en vertu de l’article 4 du traité, équivalent au fameux article 5 de l’OTAN : en cas d’acte d’agression contre l’un des États membres, tous les autres doivent lui fournir l’assistance nécessaire, y compris militaire. Perçue comme une organisation factice singeant l’OTAN pour placer la Russie sur un pied d’égalité avec les États-Unis, l’alliance n’est sortie qu’une seule fois de sa torpeur en vingt ans d’existence. Mais c’est un poids lourd de l’ex-URSS, le Kazakhstan, qui semble vouloir s’éloigner le plus de la Russie. Le pays, 12ème producteur mondial de pétrole, mais surtout d’uranium (2ème producteur mondial), tente de se faire une place à part entière entre l’Occident, la Chine, et la Russie. Fort d’un taux de natalité élevé, d’un secteur des hautes technologies particulièrement abouti, et d’une industrie aérospatiale héritée de l’URSS avec le cosmodrome de Baïkonour, le Kazakhstan a donc récemment haussé la voix en refusant de reconnaître l’indépendance des républiques autoproclamées de Donetsk et Louhansk et de suivre le narratif du Kremlin. Le pays ne se considère pas comme un antagoniste du monde occidental, mais plutôt comme un partenaire neutre au carrefour de mondes radicalement différents.
Même si l’issue du conflit est loin d’être déterminée, les difficultés russes en Ukraine et l’infériorité de son matériel militaire face aux occidentaux ont conduit à une remise en question de la capacité de la Russie à assurer la sécurité des alliés. L’Inde et les Philippines ont notamment renoncé à s’équiper d’hélicoptères russes, tandis que les pays de l’ex-URSS cherchent à diversifier leurs appuis pour ne plus dépendre du grand frère russe. Dans ce contexte, les progrès de la Chine dans ces territoires se font certes au détriment de la Russie, mais en même temps, Moscou ne semble pas avoir d’autres choix que de permettre ces avancées à son seul partenaire de taille. Aujourd’hui se pose même la question de savoir si une vassalisation de la Russie à la Chine n’est pas en train de se créer, sinon de s’accélérer.
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The Russian sphere of influence weakened by the war in Ukraine
Militarily battered by multiple Ukrainian counter-offensives, economically weakened by sanctions preventing it from supplying its technological industries with critical Western components, Russia is also suffering geopolitical defeats in its historical circle of influence.
Since 1991 and the dissolution of the USSR, Russia has always sought to maintain its diplomatic, cultural or military control in post-Soviet countries through an imperialist strategy and the concept of « near abroad ». This concept, which is strongly anchored in the heads of the Russian power elites, poses the principle that the former Soviet territories must serve as a glacisprotecting Russia from external threats.
To implement this strategy, the Kremlin created the Commonwealth of Independent States (CIS) in 1992, bringing together 12 of the 15 post-Soviet states. A free trade zone waestablished in 1996, which led to the creation of the Eurasian Economic Union (EAEU) in 2014,including Armenia, Kazakhstan, Kyrgyzstan, Belarus and Russia. These are the same countriesthat form the Collective Security Treaty Organization (CSTO), created in 2002, aiming todevelop close cooperation in military, foreign affairs and counter-terrorism. Finally, thanks toits important gas and oil possessions, Russia remains a major and indispensable economic actor on which third states are often dependent.
It was the American intervention in Yugoslavia in 1999 and the establishment of numerousNATO bases in its zone of influence that demonstrated to the Russian authorities the need toprotect their own turf. Thus, the Kremlin intervened by force in Georgia in 2008, in Ukraine in2014, or in Nagorno-Karabakh in 2020. The strategy employed is always the same: to freeze the conflict by creating buffer zones between the belligerents while keeping them under economic perfusion. As a result, regions such as Crimea, Nagorno-Karabakh, South Ossetia, the Donetsk and Luhansk People’s Republics, Abkhazia and Transnistria are under Russian control thanks to a mixture of military intimidation and cultural influence, without any lasting
solutions being found.
However, the wind from the icy plains of Siberia is beginning to turn because of the military difficulties in Ukraine. It is only three decades after the dissolution of the USSR that the last link of the Cold War, the power of the Western military model against the Russian-Soviet model, finally breaks down. The vigor of the Ukrainian counter-offensives, boosted by much
greater Western support than expected, is generating doubt and mistrust among Russia’s supporters. China is hiding in a deep silence, taking advantage of cheaper access to Russian energy resources, while Sweden and Finland are finally deciding to join NATO after years of forced neutrality, or « Finlandization. Germany, the main Russian support point in Europe because of its dependence on hydrocarbons, is waking up violently to the risks of a cold winter and a slowdown in its industrial production.
Worse, in post-Soviet countries, the Russian gendarme is no longer able to ensure the security of buffer zones and frozen conflicts are flaring up. In Central Asia, a hundred people have died since September 14 when clashes broke out between Tajik and Kyrgyz forces. Foreign powers are on the lookout as Kyrgyz President Sadyr Japarov has signaled his desire for closer ties with China and the Iranians have opened Ababil-2 drone production facilities in Tajikistan. Meanwhile, in the Caucasus, Azerbaijan launched a new offensive against the Armenian border on 13 September, buying the silence of the Western media in exchange for oil and gas. In the face of these attacks, Armenia officially requested military support from its CSTO allies, under Article 4 of the treaty, equivalent to NATO’s famous Article 5: in the event of an act of aggression against one of the member states, all the others must provide the necessary assistance, including military. Perceived as a dummy organization that mimics NATO in order to put Russia on an equal footing with the United States, the alliance has only emerged from its torpor once in its 20 years of existence. But it is a heavyweight of the former USSR, Kazakhstan, that seems to want to distance itself from Russia the most. The country, 12th world producer of oil, but above all of uranium (2nd world producer), is trying to make a place for itself between the West, China and Russia. With a high birth rate, a particularly successful high-tech sector, and an aerospace industry inherited from the USSR with the Baikonur cosmodrome, Kazakhstan has recently raised its voice by refusing to recognize the independence of the self-proclaimed republics of Donetsk and Luhansk and to follow the Kremlin’s narrative. The country does not see itself as an antagonist of the Western world, but rather as a neutral partner at the crossroads of radically different worlds.
Even if the outcome of the conflict is far from being determined, Russia’s difficulties in Ukraine and the inferiority of its military equipment in the face of the West have led to a questioning of Russia’s ability to ensure the security of its allies. India and the Philippines, for example, have given up on equipping themselves with Russian helicopters, while the countries of the former USSR are seeking to diversify their support so as not to be dependent on the Russian big brother. In this context, China’s progress in these territories is certainly to Russia’s detriment, but at the same time, Moscow seems to have no other choice than to allow its only major partner to make these advances. Today, the question arises as to whether Russia’s vassalization by China is not taking place, if not accelerating.