Auparavant assimilé à un espace dénué de vie, le no man’s land (terrain neutre) maintenu à la frontière polonaise est aujourd’hui traversée par des milliers de migrants en provenance du Proche-Orient. Zone de combat consensuelle, elle se fait ici le réceptacle d’une nouvelle forme de conflit : la guerre moderne hybride. Ces derniers mois, le gouvernement biélorusse a ouvert des voies aériennes avec la Syrie, l’Irak ou bien encore l’Afghanistan pour contourner l’espace aérien européen. Cet espace lui est en effet interdit de survol depuis une décision de l’UE datant de juin dernier. Cette dernière avait estimé que Loukachenko était allé trop loin en détournant un avion transportant à son bord 2 opposants au régime pour les arrêter. Dans les faits, l’affrètement par charter entier de migrants jusqu’aux portes de l’Europe semble davantage s’apparenter à une manœuvre belligène du gouvernement de Minsk. Cette initiative fait suite aux sanctions, entre autres économiques, mise en place par Bruxelles depuis les dernières élections du pays.
Des relations historiquement instables
Rétrospectivement, l’ex-république soviétique n’a cessé d’osciller entre relations cordiales et tensions avec ses 2 puissants voisins, la Russie et l’Union Européenne. Le pays a très peu connu l’indépendance vis-à-vis de la Russie. Annexé dès 1772, il est incorporé à l’empire russe jusqu’en 1918, avant une brève période d’indépendance au cours de laquelle est proclamée l’éphémère « République du Bélarus », avant que le pays ne retombe aux mains russes dès 1919 et soit intégré à l’URSS jusqu’en 1991. Le pays affiche alors ouvertement des velléités démocratiques et d’indépendance vis-à-vis de son voisin russe en reprenant le nom de République du Bélarus. Un rapprochement avec l’Europe apparaît alors comme possible. Mais l’accession au pouvoir d’Alexandre Loukachenko en 1994 enraye cette dynamique. Le référendum de 1996 permettant de renforcer de manière significative les pouvoirs du président continue d’accroître la méfiance des Européens. Aussi le régime se voit sanctionné depuis 2004 de restrictions de visas contre des hauts fonctionnaires et de limitations contre une série d’entreprises et d’organisations du pays. En parallèle, le pays a des relations fluctuantes avec la Russie. Les années 90 donnent lieu à la création de nouveaux accords entre les 2 états. L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000 freine cependant cette dynamique, ce dernier entretenant de mauvaises relations avec Loukachenko. Malgré cela les 2 pays restent de solides alliés et partenaires commerciaux. Pour autant les sanctions économiques imposées depuis 2004 par l’Union Européenne pèsent sur le pays. Loukachenko trouve donc en 2014 un moyen de redorer son image en se faisant le médiateur des accords de Minsk. Ces accords de paix visaient alors à mettre un terme aux affrontements au Donbass, en Ukraine.
L’émergence de la crise
Ce sont les élections du 9 août 2020 qui ont réellement tisonné les relations entre Biélorussie et Union Européenne. Loukachenko, au pouvoir depuis 1994 et candidat à un sixième mandat, est officiellement réélu avec 80,08 % des suffrages face à la candidate d’opposition Svetlana Tikhanovskaïa, qui remplaçait son mari emprisonné Sergueï Tikhanovski. L’opposition dénonce une fraude massive, d’importantes manifestations s’organisent le soir même du scrutin, un climat de chaos s’installe dans le pays. Cette contestation sera lourdement sanctionnée et se soldera in fine par l’investiture d’Alexandre Loukachenko le 23 septembre. Condamnées par l’UE, ces élections et leur caractère frauduleux ont eu pour conséquence une progressive escalade des mesures restrictives à l’encontre de la Biélorussie. Le 4 juin, le Conseil a décidé de renforcer les mesures restrictives existantes en raison de la situation en Biélorussie en instaurant une interdiction de survol de l’espace aérien de l’UE et d’accès aux aéroports de l’UE pour tous les types de transporteurs biélorusses.
Un nouveau conflit : le conflit migratoire ?
On peut ainsi reprendre le terme de conflit hybride utilisé par le Premier Ministre polonais pour expliquer le passage des sanctions économiques et commerciales européennes à des représailles de type migratoire par la Biélorussie. En effet, il y a plusieurs mois, le président biélorusse Alexandre Loukachenko avait prévenu de son intention d’utiliser les personnes souhaitant fuir leur pays pour créer de toute pièce une crise migratoire avec l’Union Européenne. Cela se ferait en réponse aux sanctions que Bruxelles avait décidé d’établir contre son pays après qu’il aie détourné un avion transportant l’opposant biélorusse Roman Protassevitch alors que celui-ci survolait le sol lituanien. Cette volonté de créer une crise migratoire est visible au travers de la promesse que les autorités biélorusses ont faites aux futurs réfugiés irakiens, syriens, libanais ou encore afghans : en échange de quelques dizaines de milliers d’euros, un premier vol les amènerait jusqu’à Minsk avant d’effectuer par la suite un voyage vers la frontière polonaise que les migrants voient comme leur porte d’entrée vers l’Europe. De ce fait, Loukachenko a, au cours de l’été, créé une nouvelle route migratoire avec pour hub son propre pays et ainsi augmenté de manière conséquente le nombre de liaisons assurées par la compagnie nationale biélorusse Belavia entre Minsk et le Proche-Orient.
Au travers de ce jeu dangereux et en prenant ces milliers de personnes en otage, Alexandre Loukachenko espère faire plier l’Union Européenne et la pousser à suspendre les sanctions prises contre son pays. En effet c’est en méprisant toutes les règles morales et en exploitant la misère et la détresse de ces femmes et de ces hommes que Loukachenko les envoie vers un autre enfer : celui de la forêt de Bialowieza. Les conditions y sont particulièrement difficiles : les températures sont le plus souvent inférieures à 0°C la nuit, la faim les tiraille et douze morts sont déjà à dénombrer du côté des réfugiés.
A cette tentative de déstabilisation de la part du président biélorusse, le gouvernement polonais a répondu fermement, peut-être de manière disproportionnée, en déployant près de 10 000 hommes et des chars contre les quelques milliers de migrants amassés à la frontière. Les déclarations du Premier Ministre polonais Mateusz Morawiecki, selon lesquelles la Pologne serait le rempart protecteur de l’Europe vis-à-vis de ce conflit qui pourrait devenir « mondial » selon lui, font écho à la volonté du gouvernement polonais de recréer un sentiment national au sein du pays. Cette volonté de faire nation de la part du premier ministre polonais l’a, par ailleurs, incité à renforcer les lois anti-immigration – et cela avant le début du conflit avec la Biélorussie – en allant à l’encontre des valeurs européennes concernant l’accueil des migrants. On note par exemple que la Pologne utilise un système contraire au droit international et au droit européen avec des cas de refoulement à la frontière (également appelé push back) : ce système consiste à reconduire les personnes à la frontière sans prendre en compte leur demande d’asile au sein du pays. On voit donc qu’au-delà de ces tensions que l’on pourrait considérer comme migratoires dans un premier temps celles-ci sont en réalité un conflit diplomatique entre les deux pays mais également à plus grande échelle.

Une nouvelle dimension du conflit : le conflit diplomatique ?
Au-delà de ce bras de fer entre la Biélorussie et la Pologne se trouve également un conflit au niveau supraétatique avec la volonté de Minsk de s’opposer à la politique extérieure de l’Union Européenne et cela avec, derrière elle, un nouvel allié : la Russie de Vladimir Poutine. En effet on peut noter que derrière la Biélorussie le président russe est présent et tire les ficelles de ce conflit, démontrant encore l’immensité de son pouvoir de nuisance auprès de l’Union Européenne. La déclaration officielle de la chancelière allemande, Angela Merkel, au cours de laquelle elle a invité le président russe à agir contre « l’instrumentalisation » des migrants par la Biélorussie, va d’ailleurs dans ce sens. Elle ne cache, en réalité, que très peu que le véritable détenteur de la solution d’apaisement entre la Biélorussie et l’Union européenne se trouve au Kremlin comme le montre d’ailleurs la menace de Loukachenko de couper l’approvisionnement gazier russe aux Européens car celui-ci passe par le sous-sol biélorusse. Cela n’étant pas dans les intérêts russes, Vladimir Poutine a certainement prévenu son homologue qu’il allait un peu trop loin (et surtout contre les intérêts commerciaux de la Russie) ce qui a poussé Loukachenko à faire machine arrière concernant cette mesure. Ce dernier a par ailleurs déclaré dans une interview officielle « j’ai dit à Poutine le plus important c’est que tu ne me lâches pas » le qualifiant même de « grand frère » et révélant ainsi sans problème l’accord qui les lie.
Du côté russe, à l’inverse, on nie toute implication mais les déclarations de certains dirigeants ne laissent que peu de place au doute. On peut, par exemple, signaler le cas du ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov qui ironisait récemment sur la situation entre l’Union Européenne et la Biélorussie en proposant que Bruxelles paye les Biélorusses pour garder les migrants de leur côté de la frontière comme cela se fait notamment avec la Turquie. On note ainsi l’ensemble des enjeux diplomatiques qui sont en cause et qui composent, avec les aspects économiques et migratoires, le concept d’hybridité du conflit. Or au-delà du conflit entre la Pologne et la Biélorussie, c’est l’ensemble du bloc européen qui est remis en cause au travers de sa politique migratoire.
Quels risques pour l’Union Européenne et sa politique migratoire ?
Ainsi, on peut voir que la politique migratoire européenne est un véritable sujet à débat et peut par ailleurs prendre parfois trop de place dans le débat public. On note pourtant que le cas de la frontière polonaise et donc européenne est en suspens : les Polonais et bon nombre de pays qui composent cette frontière proposent à l’Union européenne de financer la construction d’un mur afin d’éviter ce genre de chantage humain. Or on peut voir que le cas de la Biélorussie pourrait ou s’est inspiré de cas de crise autour d’autres espaces frontaliers européens. On peut par exemple noter que le chantage biélorusse s’appuie en réalité sur un précédent : celui qui a eu lieu avec la Turquie au moment où les relations entre Ankara et Bruxelles étaient, pour ainsi dire, fraîches. En effet, à chaque moment de tension entre l’Union européenne et le Président Erdogan, celui-ci rappelle aux Européens qu’il est le garant de l’imperméabilité de leurs frontières avec le Proche-Orient.
De plus on pourrait également penser que la Pologne devrait accueillir ces migrants mais un texte législatif européen les pousse à ne pas le faire : les règlements de Dublin. En effet, ces textes indiquent que le pays de l’Union européenne par lequel une personne est entrée est le pays qui doit accueillir le migrant et gérer sa demande d’asile. Or dans le cas de la Pologne cela ne se justifie pas du fait que les migrants ne souhaitent pas y rester et préfèrent tenter leur chance dans les pays les plus importants de l’espace Schengen et en particulier en Allemagne. On note ainsi le double détachement de certains pays européens vis-à-vis de la politique migratoire européenne : on délègue la gestion des frontières européennes aux pays frontaliers qu’ils soient ou non membres de l’UE. Cela a par ailleurs voulu être changé par le passé afin que chacun prenne en charge une partie de la responsabilité que suppose la gestion des frontières européennes mais cela a toujours échoué car certains pays non concernés ne souhaitent pas y participer et y engager des frais supplémentaires.
Conclusion
Le 19 novembre 2021, le gouvernement biélorusse a déclaré qu’une phase de rapatriement vers Bagdad avait débuté avec 400 migrants irakiens volontaires. Deux jours plus tôt Loukachenko annonçait avoir négocié un corridor humanitaire entre Minsk et Berlin, cet accord a cependant été immédiatement nié par l’Allemagne. Ainsi, on peut constater une certaine dissension entre les différentes parties ce qui ne laisse pas présumer d’un dénouement rapide de la crise alors que de nouvelles sanctions européennes contre la Biélorussie sont en cours de réflexion. Ainsi, la zone est toujours considérée sous état d’urgence, cela interdisant donc l’accès aux organisations humanitaires et aux journalistes. De plus, si l’on s’appuie sur le nombre de migrants présents à la frontière le terme de crise migratoire pourrait paraître peu adapté, on pourrait alors lui substituer celui de conflit hybride qui définirait mieux les évènements qui se déroulent et évoluent encore actuellement à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie. On peut voir un pouvoir autoritaire biélorusse instrumentaliser la détresse humaine en représailles à l’accueil offert par la Pologne aux opposants biélorusses mais également en représailles aux sanctions décrétées par l’Union européenne, tout cela se faisant avec le soutien d’un président russe qui s’amuse d’une situation humanitaire pourtant dramatique. Ce conflit aux allures humanitaires et régionales renvoie aux Européens les brèches de leur politique unitaire et donc migratoire que leurs voisins retournent contre eux et dévoilent au vu et au su de tous. En outre, la construction de l’expression « crise migratoire » mettrait en avant une position d’acteurs que l’on attribuerait à tort aux migrants, alors même que ceux-ci sont, en réalité, les premières victimes du système mis en place par les présidents Poutine Loukachenko pour rappeler à l’Union européenne leur important pouvoir de nuisance.
