Au cours des sept dernières décennies, le Cachemire a été le théâtre d’affrontements réguliers . Objet principal des tensions entre Islamabad et New Delhi, cette région de haute montagne est également un enjeu stratégique pour l’économie régionale et un sujet sensible de politique interne pour les deux pays qui s’y opposent sans considération aucune pour les populations cachemiries, premières victimes des guerres successives qui ont secouées la région faisant plus d’une centaine de milliers de morts. Le conflit au Cachemire ne serait se résumer au seules tensions indo-pakistanaises, cette région s’avère être une des zones les plus éruptives de la planète, disputée par trois grandes puissances asiatiques : l’Inde, la Chine et le Pakistan. L’intérêt porté au Cachemire ne se limite pas aux trois seuls acteurs asiatiques. Comme l’ensemble des conflits de longue durée, d’autres puissances en sont parties prenantes et cherchent à y défendre leurs intérêts en soutenant tantôt l’Inde tantôt le Pakistan.

Un conflit des plus anciens

Les tensions actuelles au Cachemire trouvent leurs origines dans la décolonisation de l’Empire des Indes britanniques. Au moment de la partition de l’ancien Raj britannique entre la République islamique du Pakistan et la République de l’Inde, le statut de l’État princier du Jammu-et-Cachemire est incertain. En effet le maharajah cachemiri Hari Singh est hindou tandis que la population est à majorité musulmane. Le maharajah cherche donc à rester indépendant. En octobre 1947, des troupes tribales soutenues par le Pakistan envahissent le Jammu et Cachemire avec comme objectif de le rattacher au Pakistan. Hari Singh demande alors l’aide de l’Inde qui accepte à condition que l’État accepte de se rattacher à la fédération indienne. Commence alors une guerre entre les deux puissances asiatiques qui dure jusqu’en 1949. La partition de l’ancien État princier se fait le long de la ligne de cessez-le-feu, la « Line of Control » (LoC) définie par les Nations Unies, le Pakistan se voyant attribuer un tiers du territoire (Azad Cachemire et Gilgit-Balistan) tandis que l’Inde reçoit les deux tiers restants (vallée du Cachemire, Jammu, Ladakh et Aksai Chin). 

La ligne de séparation s’arrête au glacier de Siachen, les experts de l’ONU n’ayant pas jugé utile de tracer une frontière dans cette zone de haute montagne. Le flou dans la démarcation est dès lors exploité par les deux pays qui s’engagent dans une nouvelle guerre (1984-2003). Le Siachen devient ainsi le plus haut champ de bataille du monde. 

La situation du Cachemire est encore plus complexe car un troisième acteur a également des vues sur la région : la Chine. Celle-ci est intéressée par le Shaksgam (Pakistan) et l’Aksai Chin (Inde). Si le Pakistan cède le Shaksam sans opposer de résistance, l’Inde entre en guerre contre la Chine lorsque l’armée populaire de libération envahit son territoire en 1962, dans l’Aksai Chin et dans l’Arunachal Pradesh (État du nord-est de l’Inde frontalier de la Chine et de la Birmanie). À l’issu de la guerre sino-indienne, l’Aksai Chin devient un territoire chinois de facto.

Une région stratégique 

Pour l’Inde et le Pakistan, la possession du Cachemire est un enjeu de politique interne majeur en raison de la symbolique qu’ont donnée les gouvernements nationalistes des deux pays. 

Cette zone est également un enjeu important dans la politique intérieure chinoise. En effet, le Cachemire est situé à la jonction entre le Tibet et le Xinjiang, deux régions périphériques et très peu sinisées. La construction d’une route dans l’Aksai Chin entre Shiquanhe (Tibet) et Kashgar (Xinjiang) a permis à Pékin d’assoir son contrôle sur la région.

Le Chine a également l’ambition de faire de la vallée de la Hunza, dans le Cachemire pakistanais, un nouvel axe de transport s’inscrivant dans son projet d’envergure des nouvelles routes de la soie. Elle a ainsi massivement investi dans la réfection de la Karakoram Highway, ancienne route stratégique construite par les armées chinoises et pakistanaises dans les années 1970 entre Kashgar et Islamabad. Plus largement, la Chine voit en cette route un accès privilégié au port de Gwadar dans la province du Baloutchistan au sud du Pakistan, port donnant sur la mer d’Arabie dans lequel la Chine a largement investi pour son approvisionnement en pétrole. L’Inde voit d’un très mauvais œil la construction d’infrastructures dans la zone qui faciliteraient grandement un déploiement de l’armée chinoise dans la zone.

Le Cachemire est également un sujet de tensions entre l’Inde et le Pakistan à propos du partage des ressources hydrauliques. Si un accord sur le partage des eaux a été signé en 1960 sous l’égide de la Banque mondiale par Jawaharlal Nehru et Ayub Khan, le Pakistan a plusieurs fois contesté des projets indiens, qu’il accuse d’empiéter sur ses ressources hydrographiques. C’est le cas actuellement concernant deux constructions de centrales hydroélectriques au Jammu et Cachemire à Kishenganga, sur la Jhelum, et à Ratle, sur la Chenab, ces deux fleuves appelés « occidentaux » dans le traité de 1960 étant normalement à la charge exclusive du Pakistan. Ce dernier, étant situé en aval, se trouve dans un rapport dissymétrique avec son voisin. New Delhi profite de sa position dominante et n’hésite pas à la rappeler. Narendra Modi, Premier ministre indien, a ainsi menacé d’utiliser les ressources hydrauliques comme une arme suite à l’attentat contre un camp militaire indien à Uri : « Le sang et l’eau ne peuvent pas couler ensemble ».

Un enjeu de politique interne indienne

Au conflit international viennent s’ajouter des tensions internes à l’Inde. Le Jammu-et-Cachemire est en effet le seul État de l’union indienne à majorité musulmane. Si un mouvement séparatiste y sévit depuis 1989, l’arrivée au pouvoir du Bharatiya Janata Party (BJP) de Narendra Modi en 2014 a intensifié les crispations autour de la région. Le nouvel homme fort de New Delhi appartient en effet au courant national-populiste hindou et mène une politique anti-Musulmans. 

En 2019, suite à sa réélection triomphale au poste de Premier ministre, Modi a concrétisé une de ses vieilles promesses de campagne : réduire très fortement l’autonomie du Jammu-et-Cachemire qui prévalait depuis sept décennies. Il a pour cela révoqué l’article 370 de la Constitution indienne qui conférait à la région un statut spécial d’autonomie, New Delhi n’ayant qu’une compétence législative limitée aux fonctions régaliennes. Le Cachemire s’est également vu modifié son statut, passant d’État fédéré à territoire de l’Union sous administration directe de New Delhi. Enfin, une loi divise le Jammu-et-Cachemire : le Ladakh, partie orientale de la région à majorité bouddhiste en est séparé.

Suite à l’annonce de ces réformes, la population a connu une répression sans précédents. Des milliers de militaires ont été dépêchés sur place, dans cette zone déjà extrêmement militarisée et plus de 7.000 manifestants et personnalités politiques ont été arrêtés. Pour mater toute rébellion, l’intégralité des moyens de communication a été coupée. Aujourd’hui encore, la région n’a qu’un accès très réduit à Internet.

À cette révocation de l’autonomie constitutionnelle, s’ajoute l’abrogation d’une loi empêchant les Indiens étrangers à la région d’y acheter des propriétés. Adoptant une politique similaire à celle de XI Jinping au Tibet et dans le Xinjiang, Modi espère ainsi, en laissant des hindous s’installer dans la région, voir baisser la part de musulmans dans la population. Le Cachemire est ainsi devenu dans les faits une colonie de peuplement, comme le regrette l’ancienne cheffe de l’exécutif local du Jammu-et-Cachemire, Mehbooba Muffi : « La décision unilatérale du gouvernement indien d’abolir l’article 370 est illégale et inconstitutionnelle et fera de l’Inde une force d’occupation au Jammu-et-Cachemire ».

Fait grave, cette politique de répression des Musulmans s’inscrit dans un contexte régional de persécution de masse à l’encontre de leurs coreligionnaires Ouighours en Chine et Rohingyas en Birmanie.

La position occidentale

Le regard porté par les occidentaux sur ce conflit a largement évolué au fil des décennies. À l’origine, les États-Unis étaient alliés au Pakistan en raison de son importance stratégique. En effet, il est frontalier de l’Afghanistan et a servi d’arrière-cours aux Américains suite à l’invasion soviétique. De plus, le Pakistan s’est avéré être une pièce maîtresse dans la lutte antiterroriste américaine après les attentats du 11-Septembre. Mais les États-Unis ont tourné casaque, les alliés d’hier sont devenus rivaux.

En effet, le fait qu’Oussama ben Laden ait pu se cacher des années durant à Abbottabad à moins de 100km de la capitale pakistanaise a quelque peu irrité Washington. Par ailleurs, le rapprochement sino-pakistanais est vu d’un très mauvais œil par la Maison Blanche. 

Autre sujet de discorde, les ports pakistanais sont devenus des points d’accostage relais pour les pétroliers qui violent l’embargo américain en Iran. Ce laxisme maritime est un sujet d’agacement pour le Pentagone qui a donc opéré un rapprochement stratégique avec New Delhi. Ainsi, la marine indienne a pu compter sur l’aide de son nouvel allié pour la fabrication de quatre porte-avions ayant vocation à être déployés dans l’océan indien.

La France a également choisi son camp dans le conflit. Florence Parly, ministre des Armées, s’est ainsi rendue à New Delhi au début du mois de septembre pour promouvoir l’industrie militaire de l’hexagone et livrer cinq Rafales. Une telle visite officielle dans une période de fortes tensions entre la Chine et l’Inde n’est absolument pas anodine. La ministre française n’a au passage pas manqué de saluer « la plus grande démocratie du monde ». Cela montre un certain aveuglement de la classe politique occidentale qui refuse de constater que les piliers sur lesquels reposait la démocratie s’effondrent sous les assauts du BJP.

Pour aller plus loin…

100 questions sur le Pakistan, Gilles Boquérat, Tallandier, 2018

Géopolitique de l’Inde, Hérodote deuxième trimestre 2019

Lucas Baude
Rédacteur en chef Tribune 2021-2022 | Plus de publications

Passionné de relations internationales et de politique, je m’intéresse particulièrement aux zones Asie du Sud et Pacifique ainsi qu’aux questions européennes.