Avec 0,19 médecin pour 1 000 habitants[1], l’Afrique subsaharienne est la région du monde où il est le plus difficile de trouver où se soigner. Ce constat, dans le contexte de la crise sanitaire du covid-19, a éveillé les consciences occidentales sur les risques sanitaires, sociaux et sociétaux liés à la difficulté de l’accès aux soins dans cette zone du monde.
Des déserts médicaux importants en Afrique subsaharienne …
Chiffres à l’appui, il est aisé de prouver le manque de professionnels de santé sur le continent. Le Mozambique et la Somalie, comptant respectivement 1 médecin pour 25 000 habitants[2] et 0 médecin pour 1000 habitants (après arrondi statistique)[3], sont les pays qui en souffrent le plus, tandis que l’Afrique du Sud est celui qui s’en sort le mieux, avec 1 médecin pour 1 290 habitants. Cependant, si certains pays s’en rapprochent plus que d’autres, il est établi qu’aucun pays subsaharien ne remplit actuellement l’Objectif du millénaire (fixé par l’ONU à 2,28 médecins pour 1000 habitants).
Plus encore que l’écart entre les pays, c’est l’écart entre villes et campagnes qui choque et inquiète. Comme le souligne le Bureau de référence de la population, spécialiste des études démographiques, « (…), en Afrique subsaharienne, l’écart entre zones rurales et urbaines en termes d’accouchements précoces est flagrant. Aux extrêmes, plus de la moitié des jeunes femmes de 15 à 19 ans en campagne centrafricaine ont été enceintes, contre seulement 4% des jeunes femmes du même âge en zone urbaine en Éthiopie ». Dès lors, le souci majeur devient celui des déserts médicaux, preuve d’une fracture grandissante entre les centres et leurs périphéries.
Dans les capitales, le manque de spécialistes se fait beaucoup moins ressentir, car ces dernières offrent des perspectives d’évolution et de salaire bien plus importantes, ainsi qu’un cadre de vie plus recherché par les populations. Ainsi, on observe une concentration des spécialistes dans ces grandes villes, tandis qu’ils manquent cruellement dans les campagnes.
… Qui pourraient être comblés par la e-médecine
L’une des causes souvent avancées pour expliquer ces zones de désertification médicale est celle du manque de centres de formation médicaux. Il est vrai, le problème se pose en Afrique subsaharienne : si elle compte 170 écoles de médecine, 20 de ses pays n’en comptent qu’une, tandis que 6 pays en sont totalement dépourvus. Ce manque de diplômés dans le secteur de la médecine, couplé à la tendance grandissante au départ du continent (25% des jeunes diplômés africains préfèrent exercer dans les pays dits du « Nord »), représente évidemment une première explication au phénomène.
Cependant, la principale cause de ce dernier n’est pas simplement médicale, et un double enjeu se dessine alors : si la rareté des diplômés en médecine est inquiétante, c’est principalement le manque d’infrastructures qui, sur le continent, empêche le développement d’une médecine de secteur.
En effet, dans le but d’atteindre les objectifs de développement durable établis par l’Organisation des Nations Unies (ONU), l’Agenda 2063 de l’Union Africaine (UA) et les cinq priorités, le « Top 5 », de la Banque africaine de développement (BAD) et ainsi progresser dans le secteur médical, il est impératif que l’Afrique développe des infrastructures de haute qualité. Pour l’heure, avec un déficit en infrastructures estimé à près de 107,5 milliards de dollars par la Banque Africaine de Développement, l’Afrique, et plus particulièrement l’Afrique subsaharienne, accuse un lourd retard infrastructurel empêchant des progrès dans les secteurs stratégiques.
Parmi les infrastructures manquantes, plusieurs domaines sont concernés. En effet, afin de fournir un service médical de qualité à l’échelle nationale, plusieurs prérequis existent. Tout d’abord, les infrastructures routières et hospitalières doivent être suffisamment développées pour que médecins et patients puissent se rendre rapidement dans un lieu de soin.
En ce qui concerne le réseau routier, de nombreux progrès restent à faire. En plus d’être le réseau routier le moins développé au monde, avec 7km de goudrons pour 100 km2[4], le réseau routier africain est le plus dangereux au monde. Effectivement, on y recense 26,6 morts pour 100 000 usagers en 2018, contre une moyenne mondiale à 17,5, et un record européen à 9,3[5]. Par conséquent, les Africains font régulièrement le choix de méthodes alternatives pour soulager leurs maux, trop réticents face à des routes dangereuses, rares et difficilement praticables. Plus encore, même si ces dangers étaient bravés, encore faudrait-il trouver un lieu de soin à proximité. Or, 1/3 des africains subsahariens vivent à plus de deux heures d’un hôpital[6], seuil à ne pas dépasser selon l’OMS et la Commission de la chirurgie mondiale de The Lancet. Ainsi, le double problème des infrastructures routières et hospitalières pousse au recours à des soins précaires, dispensés dans des établissements de fortune ou, dans les pires cas, à l’absence totale de soins.
Dès lors, l’idée de pallier le déficit d’infrastructures par les progrès effectués dans le domaine de la e-médecine paraît plus qu’intéressante. Effectivement, cette dernière regroupe l’ensemble des moyens et services liés à la santé qui utilisent les nouvelles technologies de l’information et de la communication[7]. Ainsi, l’utiliser pour éviter des déplacements inutiles, mettre en place des suivis à distance, permettre aux praticiens généralistes de consulter des spécialistes, surreprésentés dans les grandes villes, constitue une première piste de réponse aux déserts médicaux.
Effectivement, loin de favoriser le recours à l’automédication, comme le lui reprochent ses opposants, le recours à la e-santé est à même de responsabiliser le patient, qui reste maître des rendez-vous pris, tout en démocratisant l’accès aux soins, puisqu’il n’est alors plus nécessaire de subir les frais liés à un déplacement pour avoir un diagnostic.
Un manque cruel d’infrastructures
Toutefois, la mise en place de services de e-médecine nécessite certaines infrastructures dans lesquelles l’Afrique subsaharienne, une fois de plus, accuse un retard important : si cette technologie pallie les déficits en infrastructures routières et hospitalières, elle nécessite un niveau important de progrès dans les TIC (technologies de l’information et de la communication). Pour accéder à un diagnostic professionnel, il est nécessaire de disposer de l’électricité, et d’une connexion à internet de qualité.
L’accès à l’électricité, tout d’abord, bloque la démocratisation de ces services. En effet, les chiffres sont sans appel : en Afrique subsaharienne, plus de 640 millions d’habitants n’ont pas accès à cette énergie. En d’autres mots, le taux d’accès à l’électricité́ s’y élève à un peu plus de 40%, soit le taux le plus bas du monde. À titre de comparaison, la consommation d’énergie par habitant en Afrique subsaharienne (hors Afrique du Sud) est de 180 kWh par an et par personne, contre 13 000 kWh aux États-Unis et 6500 kWh en Europe.
Ce constat, qui a fait dire à David Baché que l’Afrique représente la « société de la nuit éternelle »[8], est prolongé par les lacunes en termes d’accès à internet. À la limite posée par le faible accès à l’électricité en Afrique subsaharienne s’ajoute le fait qu’un certain nombre de foyers équipés en électricité ne disposent pas d’un accès fiable à internet. Dès lors, des difficultés évidentes s’opposent au développement des pratiques de e-médecine sur le territoire subsaharien, et ce majoritairement dans les campagnes, qui profiteraient pourtant le plus de cette technologie. Effectivement, sans réseau, il est compliqué d’imaginer des téléconsultations, discussions entre professionnels du corps médical, ou encore suivi à distance.
Enfin, l’un des principaux facteurs bloquant le développement de la e-santé est le manque de conscience politique sur ce sujet. Si les infrastructures (routières, hospitalières, énergétiques, …) ne sont pas au niveau des attentes internationales, ce n’est pas par manque de compétences, mais par manque de moyens alloués à cette cause. Bien que les enjeux en découlant soient énormes et bien au-delà du seul domaine médical, les investissements publics en la matière restent faibles. Ce problème n’est pas non plus un problème de manque de moyens, mais de manque d’intérêt pour la cause. Pour preuve, en 2014, la part de la population africaine ayant accès à l’électricité était estimée à 47%, contre 97% en Amérique Latine et 89% en Asie, qui affichent pourtant un niveau de PIB/habitant semblable au niveau africain.
Des pistes de réponse ?
Ainsi, une augmentation de l’investissement public apparait comme étant nécessaire pour réduire la fracture numérique qui devient, dans le contexte de développement de la e-médecine, exacerbé par la crise du covid-19, un enjeu majeur de l’accès aux soins médicaux dans les zones reculées.
L’expérience de l’initiative de Bamako, menée dans les années 1980 pour répondre au manque de soins dans plusieurs pays alors en développement, témoigne de cette nécessité d’une intervention des États africains dans cette lutte pour la santé. En effet, le principe de recouvrement alors mis en place a prouvé que la participation aux soins était un frein pour les populations, dans le contexte de l’économie sous-développée et extrêmement inégalitaire de l’Afrique. Le constat de Creese et Kutzin selon lequel 5% à 30% de la population est incapable de payer des soins reste d’actualité, et prouve qu’il est nécessaire de faire preuve d’interventionnisme en matière médicale.
Cependant, si tel n’est pas le cas, face à l’urgence de la situation et à l’importance des enjeux soulevés, d’autres pistes sont à envisager. Ainsi, les organisations internationales (UNESCO, …) et panafricaines devraient peut-être aller plus loin que des recommandations, et adopter des méthodes plus incitatives afin d’encourager l’investissement public africain à soutenir les infrastructures nationales.
Sans cela, la solution semble reposer sur des initiatives privées. Celle de Cheick Oumar Bagayoko, qui a développé l’application « bogou », permettant une communication entre professionnels de santé afin que des médecins de campagne puissent obtenir des avis de spécialistes basés en ville, et ce même avec une très faible connexion internet, constitue une piste de réflexion intéressante. Seulement, bien que très efficace, elle semble ne pouvoir être que temporaire, car elle traite des symptômes plutôt qu’une cause. Afin de traiter durablement les causes, un investissement massif de la part de fonds apportés par des projets privés semble, dans le contexte actuel de désintérêt public envers cette problématique, être une solution à envisager sérieusement.
Ainsi, les progrès effectués dans le domaine des services de la e-santé sont indéniablement une opportunité à saisir pour lutter contre la désertification médicale en Afrique subsaharienne. Seulement, la mise en œuvre d’une e-médecine efficace suppose des prérequis dont la région ne dispose pas de manière assez développée. Dès lors, face à l’évidence des bienfaits qu’il est possible de retirer d’une utilisation avisée de cette nouvelle technologie et face à l’importance de l’enjeu qu’est celui de la facilitation de l’accès aux soins en Afrique subsaharienne, la question devient celle des modalités du développement de ce secteur. Si un interventionnisme est souhaitable dans ce secteur, il ne va pour autant pas de soi et il s’agira, dans les années à venir, de voir si ce secteur se développe sous l’impulsion de mesures étatiques. Si ce n’est pas le cas, il est aisé d’imaginer que le secteur privé se sera emparé de ce secteur plus que prometteur, avec toutes les questions éthiques que cela suppose.
[1] Étude conjointe OMS / Global health Workforce Alliance Secretariat
[2] 54états.com
[3] Julien Clémençot, Jeuneafrique.fr, 3 septembre 2010
[4] Emmanuelle Bastide, « Les routes en Afrique », rfi.fr, 19 décembre 2018
[5] OMS, « Global status report on road safety 2018 », décembre 2018
[6] Paul Ouma et Emelda Okiro, World Economic Forum, 2 novembre 2018
[7] Futura-sciences.com
[8] RFI.fr, 20 novembre 2010
[9] Banque Africaine de Développement, « Pénétration de l’internet dans certaines régions du monde »