Auteur : Ivan de Mercey
Traducteurs : Ivan de Mercey, Ilyas Alami
English version below
Malgré une législation internationale stricte contre le trafic d’êtres humains, ce phénomène est toujours présent dans l’ensemble du globe. Il génère un profit de 32 milliards de dollars par an. Les mafias et autres réseaux criminels en tirent une source importante de leurs revenus.
Comment les mafias arrivent-elles à se financer au moyen de l’exploitation d’êtres humains ?
Les mafias sont des organisations criminelles structurées hiérarchiquement, qui reposent sur une stratégie d’infiltration de la société civile et de ses institutions. Elles existent sur tous les continents du monde, les plus connues étant les gangs centraméricains, les Yakuzas japonais, ou encore la mafia italo-américaine, mise à l’honneur dans la très célèbre trilogie cinématographique du Parrain de Francis Ford Coppola. Pour se financer, les mafias utilisent la vulnérabilité et la misère de certaines populations pour les employer à leur avantage et leur faire exercer certains travaux interdits, ce qu’on appelle « trafic d’êtres humains ». Le trafic d’êtres humains regroupe plusieurs formes d’exploitation, comme la prostitution, l’esclavage, le travail forcé, le trafic d’organes, la gestation pour autrui ou la mendicité forcée.
Il y a vingt ans, la vice-présidente de l’Assemblée nationale, Christine Lazerges (PS), a mis en place une mission parlementaire sur la traite d’êtres humains, qui a mis en évidence dans le rapport L’esclavage en France (2001) le « caractère solidement organisé » de ce phénomène. Les réseaux qui exploitent des mineurs sont des « petites mafias locales implantées dans les villages [de pays sud-asiatiques ou africains] où sont ‘recrutées’ les victimes. […] L’accord des parents n’est pas nécessairement absent, au contraire. » L’extrême pauvreté de certaines populations offre donc des opportunités à quelques criminels locaux d’exploiter des êtres humains.
C’est principalement dans le secteur du BTP que l’on observe le plus d’emplois non déclarés et d’esclaves modernes. Dans les Hauts-de-France, les migrants sans-papiers ont servi de main-d’œuvre dans de nombreux chantiers, exploités par des sociétés-écrans qui fournissent des ouvriers aux grands groupes du BTP.
Les mafias sud-européennes ont également réussi à tirer profit de la crise migratoire des années 2010 en Méditerranée. Comme l’explique le criminologue Stéphane Quéré, les réseaux criminels albanais « jouent essentiellement un rôle de facilitateur. » S’ils n’organisent pas le trafic de migrants, ils parviennent à produire de faux papiers grâce à la corruption de fonctionnaires, ils sécurisent les routes de trafics comme des parkings ou même des aéroports, lieux ferroviaires, passages de frontières etc. Les mafias italiennes tirent également leur épingle du jeu en accueillant les migrants sur leurs côtes puis en les faisant passer vers d’autres pays : les passeurs de migrants d’Afrique ou du Moyen-Orient travailleraient même avec des mafieux de Sicile ou de Calabre pour préparer les traversées. Cette coopération réticulaire établit des liens entre différentes zones de criminalité, où s’opère une véritable division internationale de la traite.
En Amérique centrale, ce sont les mafias locales, les maras, qui profitent du passage des migrants latino-américains en route vers les États-Unis pour les dépouiller ou servir de guide vers le Nord. Seize Guatémaltèques et trois Mexicains ont été tués en janvier dernier pour avoir refusé de servir le gang de Los Zetas, au Mexique.

Les conflits géopolitiques sont l’une des causes de ce phénomène. Du Moyen-Orient, d’Afrique et d’Amérique du Sud proviennent des millions de migrants, fuyant des pays en guerre comme la Syrie, le Soudan ou le Venezuela pour atteindre l’Europe de l’Ouest ou l’Amérique du Nord. A leur tour, les États occidentaux sont déstabilisés par l’ampleur de ces flux, comme l’ont démontré les crises migratoires qui ont touché l’Europe en 2015 et qui touchent actuellement les États-Unis. Comme l’exprime Stéphane Quéré, les mafias « ne pallient pas les insuffisances des États, mais elles profitent d’une faille dans la cohérence de la réponse européenne. » Le flou juridique sur l’immigration illégale, l’ampleur des flux migratoires et la libre circulation des biens et des personnes pointent donc les points faibles des États développés qui sont exploités par les réseaux criminels.
Quels sont les moyens employés pour lutter contre cette traite ?
C’est Interpol, l’organisation de coopération policière internationale, qui est l’acteur principal de la lutte contre les trafics d’êtres humains. Les actions sur le terrain sont précédées d’ateliers de formation pour s’assurer que les policiers sur le terrain sont correctement formés à certaines compétences, notamment aux techniques d’interrogatoire et à l’utilisation des outils et des bases de données d’Interpol. Le 9 avril 2021, l’organisation policière a pu arrêter 195 suspects dans le cadre de l’opération « Weka ». Au total, plus de 24 pays d’Europe et d’Afrique ont participé à ce vaste coup de filet, comme l’Afrique du Sud, le Kenya, le Soudan, le Maroc, ou encore l’Espagne et la Grèce.
L’Organisation pour la Sécurité et la coopération en Europe (OSCE) résume son plan d’action en « quatre P » : prévention par la sensibilisation, poursuites des criminels, protection des victimes, et partenariats entre pouvoirs publics et secteur privé.
Une solution préconisée par Samia Hurst, spécialiste d’éthique médicale, pour réduire le trafic d’organes, serait d’augmenter le nombre d’organes mis à disposition par l’Etat, en mettant en place des politiques de dons par défaut notamment.
Deux siècles après l’abolition de l’esclavage dans les pays occidentaux, de nouvelles formes de traites humaines persistent, liées à la mondialisation et aux enjeux géopolitiques de notre temps.
Pour aller plus loin :
- Humbert Sylvie, « L’esclavage, un fléau », Histoire de la justice, 2021/1 (N° 31)
- Peillon Antoine, « « Passeurs » ou les nouveaux esclavagistes », Revue du MAUSS, 2019/1 (n° 53)
- Raufer Xavier, « Aspects problématiques des récentes migrations en Europe », Sécurité globale, 2019/4 (N° 20)
- OSCE, « Lutte contre la traite des êtres humains » : https://www.osce.org/fr/combating-human-trafficking
- « Migrants : des milliards pour les trafiquants en échange du rêve américain », L’Express, 19/04/2021 : https://www.lexpress.fr/actualites/1/monde/migrants-des-millards-pour-les-trafiquants-en-echange-du-reve-americain_2149138.html
- Université de Genève, Journal n°85 : https://www.unige.ch/lejournal/numeros/85/article5/
Mafias and human trafficking
Despite adamant international legislation against human trafficking, this phenomenon is still present throughout the world. It generates a profit of 32 billion dollars per year. Mafias and other criminal networks derive an important source of income from it.
How do mafias manage to finance themselves through the exploitation of human beings?
Mafias are hierarchically structured criminal organisations based on a strategy of infiltrating civil society and its institutions. They exist on all continents of the world, the best known being the Central American gangs, the Japanese Yakuza, or the Italian-American mafia, featured in Francis Ford Coppola’s famous Godfather. To finance themselves, the mafias use the vulnerability and misery of certain populations to employ them for their own benefit and to make them perform forbidden jobs, which is called « human trafficking ». Human trafficking includes several forms of exploitation, such as prostitution, slavery, forced labour, organ trafficking, surrogate motherhood or forced begging.
Twenty years ago, the vice-president of the French National Assembly, Christine Lazerges (Socialist Party), set up a parliamentary mission on trafficking of human beings, which highlighted in the report Slavery in France (2001) the « solidly organised nature » of this phenomenon. The networks that exploit minors are « small local mafias based in the villages [in South Asian or African countries] where the victims are ‘recruited’. […] The parents’ agreement is not necessarily absent, on the contrary. » The extreme poverty of certain populations thus offers opportunities for a few local criminals to exploit human beings.
Southern European mafias have also managed to take advantage of the 2010s migration crisis in the Mediterranean. As criminologist Stéphane Quéré explains, Albanian criminal networks « essentially play a facilitating role. « If they do not organise migrant smuggling, they manage to produce false papers thanks to the corruption of civil servants, they secure trafficking routes such as car parks or even airports, railway stations, border crossings etc. The Italian mafias also make a living by receiving migrants on their shores and then smuggling them to other countries.
It is mainly in the construction sector that we observe the most undeclared jobs and modern slaves. In the Hauts-de-France region, undocumented migrants have been used as labourers in many construction sites, operated by front companies that supply workers to large construction groups.
As Stéphane Quéré puts it, the mafias « do not make up for the inadequacies of the states, but they take advantage of a flaw in the coherence of the European response. » The legal vagueness about illegal immigration, the scale of migratory flows and the free movement of goods and people therefore present shortcomings that are used by the criminal networks.
In Central America, it is the local mafias, the maras, that take advantage of the passage of Latin American migrants to the United States to rob them or act as their guide to the North. Sixteen Guatemalans and three Mexicans were killed last January for refusing to serve the Los Zetas gang in Mexico.
Geopolitical conflicts are one of the causes of this phenomenon. Millions of migrants from the Middle East, Africa and South America are fleeing war-torn countries such as Syria, Sudan and Venezuela to reach Western Europe and North America. In turn, Western states are destabilised by the scale of these flows, as demonstrated by the migration crises that affected Europe in 2015 and currently the United States. As Stéphane Quéré puts it, mafias « do not make up for the inadequacies of states, but they take advantage of a flaw in the coherence of the European response. » The legal vagueness of illegal immigration, the scale of migratory flows and the free movement of goods and people thus point to the weak points of developed states that are exploited by criminal networks.
What are the means used to combat this trafficking?
Interpol, the international police cooperation organisation, is the main actor in the fight against human trafficking. Actions in the field are preceded by training workshops to ensure that police officers in the field are properly trained in certain skills, including interrogation techniques and the use of Interpol tools and databases. On 9 April 2021, the police organisation was able to arrest 195 suspects in Operation Weka. In total, more than 24 countries in Europe and Africa participated in this large-scale operation, including South Africa, Kenya, Sudan, Morocco, Spain and Greece.
The Organisation for Security and Co-operation in Europe (OSCE) summarises its action plan as the « four Ps »: prevention through awareness-raising, prosecution of criminals, protection of victims, and partnerships between public authorities and the private sector.
One way to reduce organ trafficking, according to medical ethicist Samia Hurst, would be to increase the number of organs made available by the state, for example by introducing default donation policies.
Two centuries after the abolition of slavery in Western countries, new forms of human trafficking persist, linked to globalisation and the geopolitical issues of our time.