Auteur : Enola Boyer
Traducteurs : Enola Boyer et Ali Jamaleddine
English version below
A défaut d’avoir pu nous redonner espoir concernant l’issue d’une certaine crise sanitaire, cette fin d’année 2020 aura tout de même permis à une majorité d’argentines de laisser retentir leurs cris de joie le 30 décembre dernier après la légalisation de l’avortement par le Sénat. Le projet de loi avait déjà été approuvé par les députés le 11 décembre et avait laissé place à de nombreuses manifestations opposant les Verdes (les “vertes” ou “pro-choix”) aux Celestes (les “bleues ciel” ou “pro-vie”).
Un projet similaire, bien qu’approuvé par les députés, avait été rejeté par le Sénat en 2018. La première fois, il avait été présenté par un collectif d’organisations de la société civile mais cette année, il a été rédigé par le pouvoir exécutif lui-même et signé par le président Alberto Fernandez ainsi que par trois de ses ministres (de la justice, des femmes et de la santé). La législation de l’avortement faisait partie de ses promesses de campagne et cela justifie certainement l’issue du vote : 38 pour, 29 contre et une abstention. L’Argentine prévoyait dans une loi datant de 1921 qu’une femme pouvait avoir recours à une interruption de grossesse en cas de viol ou de mise en danger de sa santé. Tous les autres cas étaient assimilés à des meurtres selon le code pénal et passibles de 10 à 30 années de prison.
En Amérique latine, 97% des femmes en âge de se reproduire sont soumises à des lois restrictives concernant l’IVG. La prédominance du conservatisme fait barrière à sa légalisation dans de nombreux pays.

Même si certains parlent de “conditions spéciales” (viol, mise en danger de la mère…) pour y avoir recours, il est en réalité très difficile de les faire appliquer. Seuls trois pays de la région donnent accès à l’avortement en toute légalité jusqu’au troisième mois de grossesse : Cuba (1965), le Guyana (2006) et l’Uruguay (2012). Même dans ce cas-là, les pays appliquent ce que l’on appelle l’objection de conscience qui réserve le droit aux cliniques de ne pas pratiquer d’IVG si cela est contraire aux valeurs du corps médical. Les patientes sont alors orientées vers d’autres établissements. Une cohabitation entre les croyances religieuses et la liberté de la femme semble de ce fait envisageable. Certains pays peuvent également posséder un statut particulier. Le Mexique par exemple est un état fédéral composé de 32 entités fédératives qui ne sont pas tenues d’avoir les mêmes lois. Ainsi, Mexico (2007) et Oaxaca (2019) sont les deux seuls états mexicains à avoir légalisé l’IVG. Les autres ont fait le choix d’établir des “conditions spéciales d’accès”.
Cependant, il existe toujours des pays tels que la République Dominicaine, le Salvador, le Nicaragua ou le Suriname où l’on continue de condamner les interruptions de grossesse, même en cas de viol ou de mise en danger de la mère.
On ne peut alors pas vraiment parler de réel changement mais plutôt d’un assouplissement progressif dans la région. Beaucoup de femmes sont aussi très mal informées sur leurs droits et ne parviennent pas à obtenir les autorisations nécessaires pour interrompre leur grossesse sans oublier la pression familiale et les menaces d’excommunication.
Trois IVG sur quatre sont ainsi réalisées de manière illégale en Amérique latine. Ce qui signifie que chaque année, deux millions de femmes choisissent de se mettre en danger, elles et toutes les personnes ayant participé à l’opération. Il faut cependant comprendre qu’un tel choix a un coût. On peut de ce fait exclure toutes les femmes qui ne possèdent pas les moyens d’avorter illégalement ou, en cas de fausse couche et donc de condamnation dans certains pays, de faire appel. Ainsi, ces lois arriérées qui creusent déjà les inégalités homme/femme vont de surcroit renforcer les inégalités sociales en Amérique latine.
Qu’en est-il pour les autres pays de la région ? Le ministère de la santé brésilien révélait dans un rapport que plus de 200 femmes étaient mortes des suites d’une IVG clandestine en 2015. Que ce soit du côté de la population ou du gouvernement, on n’hésite pas à qualifier l’IVG de “meurtre généralisé” ou de porte ouverte vers des “massacres.” Au Brésil, les femmes représentent 51,7% de la population et pourtant, elles n’occupent que 15% des sièges au parlement (77 députées sur un total de 513 sièges). Si les organismes gouvernementaux étaient plus représentatifs de la population, peut-être pourrions-nous espérer un changement mais d’ici là, nous pouvons nous attendre à ce que le conservatisme religieux perdure.
Au Salvador, une femme est reconnue coupable de meurtre et condamnée à 30 ans de prison si elle a recours à un avortement clandestin, même si la grossesse résultait d’un viol. En cas de fausse couche, la femme n’est passible que de quelques mois de prison si elle se rend directement dans un poste de police. Aller à l’hôpital revient à se rendre coupable de meurtre, quel que soit son état de santé. La sévérité de la loi justifie qu’une adolescente sur cinq ait déjà été enceinte car les jeunes femmes n’ont bien souvent pas accès à des moyens de contraception. La religion a une place dominante au Salvador mais pourquoi aller jusqu’à mettre en danger la vie d’une femme ? La pression de certains membres influents de l’Eglise Catholique diffuse l’idée selon laquelle le fœtus est un être vivant dès le début de la grossesse. Sa vie est considérée comme plus importante que celle de la mère car, contrairement à elle, il n’a pas encore été baptisé et sera condamné à la damnation éternelle s’il ne voit pas le jour.
Finalement, peut-être que la médiatisation d’une telle avancée en Argentine saura inspirer d’autres femmes de la région à affirmer leur droit de disposer de leur corps. Dans tous les cas, interdire l’avortement n’empêche pas les femmes d’y avoir recours, mais à quel prix ? Il semble évident qu’aujourd’hui un pays ne peut pas se qualifier de progressiste en maintenant des lois à l’origine de tant d’inégalités sociales et de stigmatisation. Beaucoup d’autres sujets actuels laissent transparaitre des systèmes de valeurs très différents mais pourquoi ne pas simplement laisser place à une cohabitation ?
Legalization of abortion in Argentina: a glimpse of hope for the women of the region?
For the lack of having been able to give us back hope concerning the outcome of a certain health crisis, the end of the year 2020 will nevertheless have allowed a majority of Argentinean women to let their cries of joy be heard on last December 30th after the legalization of abortion by the Senate. The project had already been approved by the deputies on December 11th and had given way to numerous demonstrations opposing the Verdes (the « green » or « pro-choice ») to the Celeste (the « blue sky » or « pro-life »).
A similar project, although approved by deputies, was rejected by the Senate in 2018. The first time it was presented by a collective of civil society organisations, but this year it was drafted by the executive branch itself and signed by President Alberto Fernández and three of his ministers (of justice, health and the one for women) The abortion law was one of his campaign promises and this certainly justifies the outcome of the vote (38 in favour, 29 against and 1 abstention) Argentina had a law dating from 1921 that provided for a woman the right to have an abortion in the event of rape or endangerment of her health. All other cases were considered as murder under the penal code and punishable by 10 to 30 years in prison.
In Latin America, 97% of women of reproductive age are subject to restrictive abortion laws. The predominance of conservatism is a barrier to its legalization in many countries.

Even if some people talk about « special conditions » (rape, endangerment of the mother…) in order to resort to them, it is actually very difficult to enforce them. Only three countries in the region provide access to legal abortion until the third month of pregnancy: Cuba (1965), Guyana (2006) and Uruguay (2012). Even then, countries apply the so-called conscientious objection, which reserves the right of clinics not to perform abortions if this is contrary to the values of the medical profession. Patients are then referred to other places. This seems to make it possible for religious beliefs to coexist with women’s freedom. Some countries may also have a special status. Mexico, for example, is a federal state composed of 32 federal entities that are not required to have the same laws. Thus, Mexico City (2007) and Oaxaca (2019) are the only two Mexican states to have legalized abortion. The others have chosen to establish « special conditions of access ».
However, there are still countries such as the Dominican Republic, El Salvador, Nicaragua or Suriname where abortions are still condemned, even in cases of rape or endangerment of the mother.
In these cases we cannot really speak of real change, but rather of a gradual relaxation in the region. Many women are also very poorly informed about their rights and are unable to obtain the necessary authorizations to terminate their pregnancies, not to mention family pressure and threats of excommunication.
Three out of four abortions are thus carried out illegally in Latin America, which means that every year two million women choose to put themselves and all those involved in the operation at risk. However, it must be understood that such a choice has a cost. It is therefore possible to exclude all women who do not have the means to have an illegal abortion or, in the case of miscarriage and therefore conviction in some countries, to appeal. Thus, these backward laws, which already deepen gender inequalities, will further reinforce social inequalities in the region.
What about other countries in Latin America? The Brazilian Ministry of Health revealed in a report that more than 200 women died as a result of clandestine abortion in 2015. Both the population and the government do not hesitate to call abortion « widespread murder » or an open door to « massacres ». In Brazil, women make up 51.7% of the population, yet only hold 15% of the seats in parliament (77 women out of a total of 513 seats). If government bodies were more representative of the population, perhaps we could hope for a change, but until then we can expect religious conservatism to continue.
In El Salvador, a woman is convicted of murder and sentenced to 30 years in prison if she has a clandestine abortion, even if the pregnancy was the result of rape. In cases of miscarriage, the woman is liable to only a few months in prison if she goes directly to a police station. Going to the hospital is equivalent to committing murder, regardless of her state of health. The severity of the law justifies the fact that one teenage girl in five has already been pregnant, because young women often do not have access to contraception. Religion has a dominant place in El Salvador, but why go so far as to endanger a woman’s life? The pressure from the Catholic Church is explained by the belief that the foetus is a living being from the beginning of the pregnancy. Its life is considered more important than that of the mother because, unlike the mother, it has not yet been baptised and will be condemned to eternal damnation if it does not see the light of day.
Finally, perhaps the media coverage of such a breakthrough in Argentina will inspire other women in the region to assert their right to control their bodies. In any case, banning abortion does not prevent women from having recourse to it, but at what cost? It seems obvious that today a country cannot call itself progressive by maintaining laws that are at the root of so much social inequalities and stigmatisation. Many other current issues reveal very different value systems, but why not simply leave room for cohabitation?