Auteurs : Eugénie Chatelais et Lucas Baude
Traducteurs : Eugénie Chatelais, Lucas Baude et Ali Jamaleddine
English version below
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À 16h, le jeudi 22 octobre 2020, le tribunal constitutionnel polonais déclarait illégal tout avortement motivé par une quelconque malformation du fœtus. De ce fait, 98 % des avortements opérés en 2019 seraient considérés comme hors la loi.
Quel accès à l’avortement pour les femmes polonaises ?
Avant même cette décision controversée, l’accès à l’avortement était déjà très décrié car restreint. En ce domaine, la Pologne a un tel retard que le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a mis le pays en garde en juin 2019 contre la hausse de ces restrictions. En effet, l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 22 octobre parachève un processus rétrograde initié au début de la transition post-communiste qui priva progressivement les Polonaises du droit à l’avortement (octroyé à l’origine dans les années 1950). Ce droit se limite désormais à trois cas : lorsque la vie de la mère est en danger, si la grossesse fait suite à un viol ou un inceste.
Toutefois, cet accès limité n’a jamais empêché les femmes d’avoir recours à l’avortement ; avant même la décision de la Cours constitutionnelle, on estimait à 200 000 le nombre de femmes polonaises avortant chaque année illégalement en Pologne ou se rendant à l’étranger pour y avoir droit. Mais ces méthodes ne sont pas sans risques ni contraintes. Les risques des avortements clandestins sont nombreux : de la simple infection à la septicémie en passant par l’hémorragie utérine. Ces complications post avortement clandestin parfois graves sont à l’origine de plus de 45 000 décès par an dans le monde.
Pourquoi un tel recul ?
Le parti nationaliste ultra-catholique Droit et Justice (PiS) est au pouvoir depuis 2015 et retarde la sécularisation du pays, voire fait marche arrière. En effet, ces pro-vie sont ouvertement opposés au droit à l’avortement dans le sillon de leur chef de file : Jaroslaw Kaczynski. Beaucoup de Polonais et de Polonaises ont été déçus par ce grand retour en arrière orchestré par le parti et s’en désolidarisent. Ainsi, il n’est pas rare de voir d’anciennes partisanes du PiS vêtues de noir – la couleur des manifestantes pro-avortement – faisant face aux pro-vie. En fin de compte, c’est l’altercation de deux modèles radicalement opposés : d’un côté, l’illibéralisme patriarcal, autoritaire et religieux et de l’autre, un modèle ouvert aux pluralités identitaires, à l’égalité Homme-Femme prônant sécularisation et État de droit.
Une mutation des revendications
Cette division profonde de la société polonaise peut permettre de comprendre l’ampleur des manifestations qui secouent le pays actuellement. Elles sont l’expression des frustrations de nombreux Polonais de vivre dans un pays qui ne représente pas leurs valeurs. Si le gouvernement a suspendu la décision rendue par le tribunal constitutionnel début novembre, cela n’a pas suffi à apaiser les tensions. Maintenant que le peuple polonais a montré sa colère, il sera difficile de l’arrêter sans changements sociétaux profonds. Le gouvernement ne pourra pas mettre un terme à la révolte populaire sans accepter certaines demandes de libéralisation sociale.
Depuis début novembre, les manifestations prennent de l’ampleur et les revendications de la rue connaissent une mutation. Les féministes ne manifestent plus seules, comme cela a pu être le cas lors de précédentes mobilisations pour le droit à l’IVG en 2016 et 2018, mais une convergence des luttes semble avoir lieu. C’est ainsi qu’un grand nombre de libéraux, partisans de l’État de droit ou de l’indépendance de la justice, défenseurs des droits LGBTQ ou encore pro-européens ont rejoint les féministes dans leur mobilisation.

Dépassant même les questions originelles idéologiques, les manifestations sont maintenant ciblées contre le régime lui-même. Ainsi des personnes insatisfaites de la gestion de la crise de la COVID-19 par le gouvernement sont venues grossir les rangs des manifestants. Le résultat de cette poussée populaire contre le gouvernement est sans précédent dans l’histoire post-communiste du pays.
Où en est l’accès à l’avortement dans le reste du monde ?
La situation en Pologne n’est pas un cas isolé, elle s’inscrit dans un mouvement global et international de remise en cause de l’IVG. On pourrait penser qu’avec les valeurs humanistes défendues par les pays européens, l’accès à un avortement légal devrait être une évidence sur notre continent et imaginer ainsi que la Pologne est une exception européenne. Pourtant, il n’en est rien. Au sein même de l’Union Européenne, l’avortement est interdit ou soumis à des conditions contraignantes dans certains pays à l’instar de Malte et de la Pologne. La situation en Europe de l’Est est particulièrement préoccupante. Comme en Pologne, de nombreux pays ont modifié leur législation relative à l’avortement au cours de la dernière décennie, complexifiant grandement l’accès à celui-ci.
L’accès à l’avortement est également remis en cause à l’échelle mondiale. 32 pays ont ainsi signé une déclaration réactionnaire contre le droit à l’avortement à l’initiative des États-Unis. Ils ont l’intention de présenter ce texte à la prochaine Assemblée mondiale de la Santé, réunion annuelle organisée à Genève. La déclaration stipule qu’il n’existe pas de droit international à l’avortement et que les États ne doivent pas être obligés de financer ou de faciliter l’avortement. Il est intéressant de constater que les pays signataires (parmi lesquels on retrouve notamment le Brésil, la Hongrie, l’Égypte, l’Indonésie ou encore l’Ouganda) sont pour la plupart des régimes autoritaires ou des démocraties imparfaites selon l’indice de démocratie établis par le magazine britannique The Economist.

En Pologne comme ailleurs, les détracteurs de l’avortement disent agir dans l’intérêt des femmes. Preuve en est, le texte des 32 États précédemment évoqué est intitulé « Déclaration sur la promotion de la santé des femmes et le renforcement de la famille ». Il est ainsi extrêmement paradoxal de constater que parmi les pays co-sponsors du texte, exception faite des États-Unis, aucun ne dépasse la 95ème place dans le classement des pays selon un indice de « Paix et sécurité pour les femmes » effectué par l’université de Georgetown.
Poland : backward steps towards abortion ?
At 4pm this Thursday 22nd October 2020, the Polish Constitutional Court declared illegal any abortion motivated by any malformation of the foetus. As a result, 98% of abortions performed in 2019 would be considered illegal.
What access to abortion for Polish women?
Even before this controversial decision, access to abortion was already highly criticized because it was restricted. Poland is so far behind in this area that the Council of Europe Commissioner for Human Rights warned the country in June 2019 against increasing these restrictions. Indeed, the ruling of the Constitutional Court on 22 October completes a retrograde process initiated at the beginning of the post-communist transition that gradually deprived Polish women of the right to abortion (originally granted in the 1950s).
This right is now limited to three cases: when the mother’s life is in danger, if the pregnancy is the result of rape or incest.
However, this limited access has never prevented women from seeking an abortion; in fact, even before the Constitutional Court’s decision, 200 000 women were estimated as resorting to abortion every year in Poland or traveling abroad to obtain them. The risks associated with this practice are numerous: from simple infection to septicaemia to uterine haemorrhage. These sometimes serious post-clandestine abortion complications are the cause of more than 45,000 deaths per year worldwide.
Why such a decline?
The ultra-Catholic nationalist Law and Justice Party (PiS) has been in power since 2015 and is delaying or even reversing the secularisation of the country. In fact, these pro-lifers are openly opposed to the right to abortion, following in the footsteps of their leader: Jaroslaw Kaczynski. Many Poles have been disappointed by this great regression orchestrated by the party and dissociate themselves from it. Thus it is not unusual to see former PiS supporters dressed in black, in other words the colour of the pro-abortion demonstrators facing the pro-lifers. In the end, it is the alternation of two radically opposed models: on the one hand, patriarchal, authoritarian and religious illiberalism, and on the other, a model open to identity pluralities, to equality between men and women, advocating secularisation and the rule of law.
A shift in claims
This deep division in the Polish society can help us understand the extent of the demonstrations that are currently shaking the country. They are the expression of the frustrations of many Poles living in a country that does not represent their values. Although the government suspended the Constitutional Court’s decision in early November, this was not enough to calm the tensions. Now that the polish people is spurred on, it appears to be unstoppable if not for some deep social changes. The government will not be able to put an end to popular unrest without meeting some of people’s demands and acting for more social liberalization.
Since the beginning of November, demonstrations have been growing and the demands of the people are changing. Feminists are no longer demonstrating alone – as it has been the case in previous mobilizations for the right to abortion in 2016 and 2018 – but a convergence of struggles seems to be occuring. Thus, many liberals, supporters of the rule of law or the independence of justice, defenders of LGBTQ rights or pro-Europeans have joined the feminists in their mobilization.
Going beyond even the original ideological issues, the demonstrations are now targeted against the regime itself. Thus, people dissatisfied with the government’s management of the COVID-19 crisis have joined the ranks of the demonstrators. The result of this popular backlash against the government is unprecedented in the country’s post-communist history.

What is the situation in the rest of the world?
The situation in Poland is not an isolated case, it is part of a global and international movement to question abortion. Having regard to the humanist values defended by European countries, we can think that access to legal abortion should be an obvious fact on our continent and thus imagine that Poland is just a European exception. However, it is not. Even within the European Union, abortion is prohibited or subject to restrictive conditions in certain countries such as Malta or Poland. The situation in Eastern Europe is particularly worrying. As in Poland, many countries have changed their abortion laws over the last decade, making access to it much more complex.

Access to abortion is also being challenged globally. 32 countries thus signed a reactionary declaration against right to abortion following an American initiative. They intend to present this text at the next World Health Assembly, a meeting organized annually in Geneva. The declaration assures (that) there is no international right to abortion and that states should not be forced to fund or facilitate abortion. It is interesting to note that most of the countries are authoritarian regimes or flawed democracies according to the democracy index established by the British magazine The Economist.
In Poland, as elsewhere, abortion’s opponents say they are acting in women’s interest. Proof of this is the aforementioned 32-state text entitled « Declaration to promote women’s rights and strengthen the family”. It is thus extremely paradoxical to note that among the co-sponsors of the text (from Brazil to Hungary, Indonesia or Uganda), every country – except the United States – is ranked after 95th place in the ranking of countries according to the Georgetown University’s Peace and Security for women Index.