Auteurs : Pauline Le Carff et Adrien Ramamonjisoa

Traducteurs : Pauline Le Carff, Adrien Ramamonjisoa et Ilyas Alami

English version below

Le 25  octobre  dernier, à l’occasion d’un référendum national, les chiliens ont massivement voté pour un changement de leur constitution. Après plus d’un an de manifestations continues, ils ont été 78,27 %  à  approuver cette proposition et 78,99 % à souhaiter la création d’une assemblée constituante de citoyens pour mener ce nouveau projet. Pourquoi le peuple chilien éprouve-t-il un tel désaveu envers la classe politique et son système ?  

Une constitution héritée de la dictature

Pour mieux comprendre la situation actuelle, un saut dans le temps est nécessaire. En 1973, le général Augusto Pinochet réalise un coup d’état, mettant fin au régime démocratique socialiste de Salvador Allende. Le pays traverse, à l’époque, une mauvaise passe économique. L’inflation de l’escudo chilien (l’ancêtre du peso chilien) ne cesse d’empirer, passant de 35% au début des années 1970 à 323% en 1973. Pour éviter de perpétuer le désastre économique, la junte militaire laisse le soin à un groupe d’économistes chiliens de redresser le pays. Formé aux États-Unis, ce groupe se démarque car il est composé d’anciens étudiants de Milton Friedman, économiste renommé et défenseur du libéralisme à l’université de Chicago. Largement influencé par ses théories néo-libérales, ce groupe appelé dans le pays « Chicago Boys » change drastiquement la politique économique du Chili.   

Alors que le pays vit l’une des pages les plus sombres de son histoire (3000 personnes auraient été assassinées, 400 000 torturées et 300 000 détenues), le gouvernement, sous l’impulsion des Chicago Boys, adopte de nombreuses réformes économiques. Le Chili devient extrêmement influencé par les politiques économiques libérales, dont les principes sont d’ailleurs inscrits directement dans la constitution rédigée en 1980. Concrètement, les entreprises sont majoritairement privatisées (l’eau et l’électricité par exemple), tout comme les acquis sociaux,  l’éducation (supérieure) ou le système des retraites. Ces changements sont tellement conséquents que l’on qualifiera le Chili des années 70/80 de “laboratoire du néolibéralisme”.   

Une économie stable et prospère   

Si le libéralisme fut la caractéristique majeure du modèle économique chilien, ce ne fut pas de manière déraisonnée : une certaine régulation de l’économie fut mise en place, à l’image du système des encaje, qui régulait les flux financiers étrangers. Selon de nombreux économistes, parmi lesquels J. Stiglitz (prix nobel d’économie), cette combinaison, exception dans le continent Sud-Américain, a été le secret de décennies de prospérité.  

Le modèle libéral chilien a effectivement permis une croissance stable et ininterrompue. Durant plus de 30 ans, les indicateurs économiques chiliens étaient au vert, et le pays considéré comme un exemple dans le continent.   

Au niveau économique, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Les accords commerciaux permis par le libéralisme furent nombreux : entre 2000 et 2018, 26 accords commerciaux signés avec 64 pays, soit 85% du PIB chilien sur la période. Cette ouverture, semble-t-il, a débouché sur une croissance forte et durable, puisque le pays enregistre une croissance moyenne supérieure à 5% entre 1990 et 2008, et seulement deux récessions sur la période : 1999 et 2009, qui furent courtes et peu profondes, donc qui eurent peu de conséquences sur la santé économique chilienne. Cette croissance forte et inédite pour le pays a mené à une augmentation du revenu des chiliens, puisque le PIB par habitant (en Parité pouvoir d’achat et en dollars constants) a augmenté de 280% entre 1990 et 2015, soit 5,3% annuels.   

Du côté des progrès sociaux, les chiffres sont également positifs, et le modèle libéral chilien semble alors ne pas connaître de faille majeure. Si la pauvreté était très importante au début des années 1990, avec un taux à 38,6%, elle a considérablement diminué depuis, atteignant 8,6% en 2017.  

Un rapport de l’OCDE publié en 2018 et portant sur 16 de ses pays appuie ce constat. Selon ce dernier, 23% des chiliens enfants de salariés auraient vécu une ascension sociale. Ainsi, la croissance chilienne paraît véritablement avoir profité au pays dans sa globalité, réduisant sensiblement les inégalités économiques et sociales.   

Un modèle à l’origine d’une hausse des inégalités  

Cependant, la réalité s’avère être plus complexe que des indicateurs positifs. Si des progrès considérables ont été effectués durant les dernières décennies, certains restent à réaliser. 

Tout d’abord, si le PIB n’a eu cesse de croître depuis les années 90, ce dernier est très dépendant des exportions de matières premières (cuivre, lithium), ce qui fragilise la stabilité de l’économie chilienne. Mais, au-delà de cette fragilité, la croissance spectaculaire qu’a connu le pays ne semble pas profiter à tous. À en croire les indicateurs, le Chili serait le pays le plus inégalitaire de l’OCDE, avec un coefficient de Gini à 0,46, quand celui de la Slovaquie, le pays le moins inégalitaire de l’organisation, est à 0,24. Dans la lignée de ce même constat, le Programme des nations unies pour le développement (PNUD) souligne un chiffre impressionnant : en 2017, 1% des chiliens détenaient 33% des revenus du pays. Ce contraste saisissant avec les chiffres évoqués précédemment est dû, entre autres, à une illusion statistique : le taux de pauvreté a considérablement diminué durant les dernières décennies, mais les chiliens qui en sont sortis continuent de vivre avec très peu de revenus. Au Chili, un individu vivant avec 180$ mensuels appartient à la classe moyenne, alors que cette somme ne suffit pas à y vivre de manière décente.   

Ces importantes inégalités sont majoritairement liées à la privatisation de nombreux secteurs, qui tend à diminuer la qualité des services proposés. Effectivement, on observe une satisfaction des chiliens de moins en moins élevée quant aux services dispensés : Si 64% d’entre eux étaient satisfaits par le système éducatif en 2007, ils ne sont plus que 49% à l’être en 2017 ; en ce qui concerne l’accès à des services de santé de qualité en zone urbaine, sur la même période, le taux de satisfaction est passé de 43% à 33%.    

Dans ce contexte de ras-le-bol général, début octobre 2019, le gouvernement chilien impose une hausse du coût des transports dans la capitale, Santiago. Suite à cette annonce, de violentes manifestations ont éclaté dans tout le pays, qualifié quelques jours plus tôt de « véritable oasis » dans une « Amérique latine affaiblie » par le président Piñera. La proclamation de l’état d’urgence, le couvre-feu mis en place ou encore de déploiement de l’armée ne suffisent alors pas à calmer les plus de 820 000 manifestants qui expriment leur profond malaise.  

Une occasion historique pour les chiliens 

La constitution, qui a connu 18 modifications depuis la fin de la dictature, ne semble pas pouvoir être reformée en profondeur, et ce pour deux raisons majeures. Le parlement doit effectivement réunir un quorum très élevé (2/3 du parlement devant se mettre d’accord avant de délibérer), et les modifications trop profondes sont déclarées anticonstitutionnelles. Ainsi, certains points de la constitution demeurent impossibles à réformer, à l’image des systèmes de retraite, d’éducation ou de santé, qui pourtant continuent de creuser les inégalités.   

Face cette situation au caractère insoutenable, le 15 novembre 2019, la coalition gouvernementale et les principaux partis d’opposition signent un « accord pour la paix et la nouvelle Constitution » qui comprend alors le référendum sur le changement de constitution.  

Le 25 octobre dernier, le “Apruebo” (pour) triomphe avec près de 78,27 %, permettant une lueur d’espoir pour des millions de chiliens. Prochainement réalisée par une assemblée constituante de citoyens, la future constitution devra à nouveau être soumise à un référendum en 2022. D’ici-là, le peuple a une occasion de faire entendre ses revendications et, qui sait, peut-être de mettre fin définitivement à ce système qui accentue les inégalités.  

Referendum in Chile: a reflection of the history of an indignant people 

 

On the last 25 October, on the occasion of a national referendum, Chileans voted with a large majority for a change of their constitution. After more than a year of continuous demonstrations, 78.27% of them approved the proposal and 78.99% wanted the creation of a constituent assembly of citizens to carry out this new project. Why do the Chilean people feel such disavowal towards the political class and its system? 

 

The constitution, a legacy from the dictatorship  

In order to have a better understanding of the current situation, a step back in time is necessary. In 1973, General Augusto Pinochet carried out a coup, putting an end to the Salvador Allende’s democratic socialist regime. At the time, the country was going through a difficult economic period. Inflation of the Chilean escudo (the ancestor of the Chilean peso) continued to increase, rising from 35% in the early 1970s to 323% in 1973. To avoid perpetuating the economic disaster, the military junta let a group of Chilean economists the duty to straighten the country out. The group, which was formed in the United States, is famous because it is made up of former students of Milton Friedman, a renowned economist and defender of liberalism at the University of Chicago. Largely influenced by his neo-liberal theories, this group, known in the country as the « Chicago Boys », drastically changing Chile’s economic policy.  

 

At a time when the country is living through one of the darkest pages of its history (3,000 people would have been murdered, 400,000 tortured and 300,000 detained), the government, at the instigation of the Chicago Boys, adopted numerous economic reforms. Chile became extremely influenced by liberal economic policies, the principles of which are moreover directly written into the constitution drafted in 1980. Concretely, a majority of companies were privatized (e.g. water and electricity), as well as social benefits such as (higher) education and the pension system. These changes were so significant that Chile was described in the 1970s and 1980s as a « laboratory of neo-liberalism ».  

 

A stable and prosperous economy  

Liberalism has been the main characteristic of the Chilean economic model, but not in an excessive way : some regulation of the economy was set up, as the encaje system, that regulated the foreign financial flows. According to many economists, among whom J. Stiglitz (Nobel Prize in Economics), this combination, which is an exception in the South-American continent, has been the secret of decades of prosperity.  

 We must acknowledge that the Chilean liberal model has indeed enabled a stable and uninterrupted growth. For more than 30 years, the economic indicators were good, and the country was considered an example in the continent.  

The economic figures speak for themselves. There were numerous commercial agreements allowed by liberalism : between 2000 and 2018, 26 agreements were signed with 64 different countries, that is to say 85% of the Chilean GDP of this period. This international openness seems to have resulted in a strong and sustainable growth, given that the country achieved an average growth of more than 5% between 1990 and 2008, and there have only been two recessions during this period : in 1999 and in 2009, which were fleeting and shallow, therefore, they didn’t have many consequences on Chile’s economic health. This strong and unprecedented growth led to an increase of the Chilean’s incomes, because the GDP per capita (at purchasing power parity and constant dollars) increased by 280% between 1990 and 2015, that is to say 5,3% per year.  

When it comes to social progress, figures also are positive, thus the Chilean liberal model does not seem to have any major flaws. While poverty was high in the early 90’s given that 38,6% of the population was considered poor, this figure decreased a lot since then, since only 8,6% of the population was considered poor in 2017.  

An OECD report published in 2018 and dealing with 16 of these countries supports that finding. According to the latter, 23% of the Chileans that are employee’s children have lived a social advancement. Therefore, the Chilean growth seems to have truly benefited the whole country, by strongly reducing the economic and social inequalities. 

A model that increases inequalities  

However, it turns out that the reality is way more complex than some good indicators. Huge progress has been done during the past decades, but the major ones are yet to be achieved.  

Firstly, the GDP did grow since the 90’s, but it is very dependent on the exports of raw material (lithium, copper), which weakens the stability of the Chilean economy. But, beyond this fragility, the country as a whole does not seem to benefit from its spectacular growth. According to the indicators, Chile would be the most unequal OECD country, with a Gini coefficient of 0,46, whereas Slovakia’s one, the least unequal country of the organization, is at 0,24. In line with this statement, the UNDP emphasizes on a spectacular figure : in 2017, 1% of the Chileans detained 33% of the country’s income. This striking contrast with the numbers we mentioned earlier is partly due to a statistical illusion: the poverty rate considerably decreased during the past few decades, but Chileans are considered to be belonging to the middle class when they earn $180 a month, which is not enough to make a decent living in Chile.  

 These significant inequalities are mainly linked to the privatization of many sectors, that tends to diminish the quality of the services provided. Indeed, the satisfaction towards the Chilean services is getting smaller and smaller. 64% of the Chileans were satisfied by the educational system in 2007, and only 49% of them were satisfied by it in 2017; when it comes to the access to healthcare services of good quality in urban areas, the satisfaction rate was at 43% in 2007, and 33% in 2017.  

Within this context of general gloominess, in early October 2019, the Chilean government imposed a rise of the subway ticket’s cost in the capital, Santiago de Chile. Following this announcement, some violent protests broke out all around the country, which were described a few days earlier by president Piñera as an “absolute oasis” in a “weakened Latin America”. Then, the declaration of a state of emergency, the curfew or the deployment of the army were not enough to calm down more than 820 000 protesters who were expressing a deep unease.  

 

 

A historic opportunity for Chileans 

It doesn’t seem possible to bring in-depth changes to the constitution, which has been changed 18 times since the end of the dictatorship, for two main reasons. The parliament must gather a very high quorum (2/3 of the parliament must agree before deliberating), and changes that are too far-reaching are declared unconstitutional. Thus, some points of the constitution remain impossible to reform, such as the pension, education or health systems, that nonetheless continue to increase inequalities.   

Facing this unsustainable situation, on 15 November 2019, the government coalition and the main opposition parties signed an « agreement for peace and the new Constitution » which then includes the referendum on constitutional change.  

On 25 October, the « Apruebo » (approve) triumphs with almost 78.27%, giving a glimmer of hope to millions of Chileans. The constitution will shortly be carried out by a constituent assembly of citizens. Chile’s future constitution will again have to be submitted to a referendum in 2022. Until then, the people have an opportunity to make their demands heard and, who knows, perhaps put a definitive end to this system which accentuates inequalities.  

 

Pour aller plus loin : 

Le Monde : Au Chili, « il n’y a plus d’espoir que le modèle néolibéral de développement porte ses fruits »

https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/22/derriere-le-miracle-economique-chilien-une-societe-profondement-inegalitaire_6016385_3210.html

France Culture : Milton Friedman et les Chicago Boys

https://www.franceculture.fr/emissions/entendez-vous-leco/les-penseurs-du-liberalisme-34-milton-friedman-et-les-chicago-boys

Les Echos : Le Chili, une économie dynamique aux fortes inégalités

https://www.lesechos.fr/monde/ameriques/le-chili-une-economie-dynamique-aux-fortes-inegalites-1142059?fbclid=IwAR0gObP3f6vW2ay4MYUpgeAx3MstMm06po5gTq4tVx3DHEFy6dtK4z09mxo

Adrien Ramamonjisoa
Plus de publications
Pauline Le Carff
Plus de publications